"Tout était déjà là en 2017" : deux chercheurs détaillent la faillite du bloc bourgeois macroniste
« On a eu de la chance que Macron ait gagné en 2017. » Les chercheurs en sciences sociales ne sont pas très nombreux à formuler un tel hommage. Mais Stefano Palombarini ne peut pas être taxé de macronisme fervent pour autant. Auteur avec Bruno Amable du livre Blocs sociaux et domination (Raisons d’agir, à sortir le 5 novembre), le duo mène depuis 20 ans, un travail scientifique conceptuel sur « une économie politique néoréaliste », qui doit sa reconnaissance à sa prescience de la victoire macroniste.
« Typiquement, il y avait deux types d’analyse, retrace Bruno Amable : celle qui se concentre sur le combat politique et celle qui cherche à livrer des objectifs économiques consensuels et à distinguer les bonnes et mauvaises politiques pour y arriver. »
« Tout était déjà là en 2017 »Dès avant 2017, le duo s’est affranchi de ces règles et a pressenti l’avènement du néolibéralisme macronisme, de « son bloc bourgeois étroit » et de ses limites inhérentes. Le choix de Michel Barnier et le soutien, sans participation, du RN, ne les ont pas surpris. « Tout était déjà là en 2017, souligne Stefano Palombarini. En analysant le bloc bourgeois comme structurellement minoritaire, on avait compris que sa stratégie d’élargissement l’amènerait sur sa droite. »
Ce glissement rencontre ce qu’on appelle la stratégie de “normalisation” de l’extrême droite, qui a laissé tomber tous les éléments de rupture avec le néolibéralisme. C’était donc l’alliance la plus évidente pour le gouvernement Barnier.
Mais « la méthode » développée par les deux chercheurs ne s’arrête pas au cas français. En s’attachant à définir le rapport des groupes sociaux au néolibéralisme, Bruno Amable et Stefano Palombarini détaillent de nombreuses configurations de blocs dominants, qui fonctionnent aussi bien en Italie, Suède, Allemagne ou USA. « J’ai une étudiante qui fait sa thèse sur la Colombie et ça marche étonnamment bien, souligne Bruno Amable. Notre cadre théorique est suffisamment large. » « Les institutions, la géographie et l’économie jouent, le rejoint son coauteur. Mais on peut clairement appliquer nos méthodes à d’autres systèmes, même non démocratiques. »
Cadrage européenCe faisant, le duo détaille le processus de transformation des institutions au contact du néolibéralisme qu’ils décrivent comme « le rejet du socialisme et de l’économie planifiée », associé à « la nécessité d’un cadre légal pour protéger le marché » et « à l’affirmation de la souveraineté du consommateur ». « Il n’y a que pour les néolibéraux que le néolibéralisme n’existe pas », s’amuse Bruno Amable. « Aujourd’hui, reprend-il, une partie de l’électorat de Macron ne se rend pas compte de ce qu’il a fait en termes de transformation du modèle de société. »
Dans ce contexte, « les traités européens et le régime de monnaie unique font obstacle à la formation de certaines alliances sociales », écrivent-ils, dans leur essai. Ce cadrage européen est particulièrement important à gauche. S’il n’a pas empêché l’émergence du NFP, cette structuration institutionnelle définit les failles du bloc de gauche, entre les lignes « de rupture » et « sociale-démocrate ». Cette dernière serait tentée de faire « du macronisme sans Macron ».
Il y a deux stratégies à gauche : une stratégie de rupture avec la direction néolibérale et une autre, qui veut faire l’équivalent du bloc bourgeois, mais un peu plus à gauche. Les sociaux-démocrates veulent reprendre où Hollande a échoué.
« Cette stratégie est fondée sur des promesses faites aux classes moyennes et populaires que la flexibilité permettrait aux plus méritants d’être récompensés, analyse Sténo Palombarini. Mais ces promesses, plus personne n’y croit. Que ce soit en France, en Italie avec Draghi, ou en Allemagne avec Schroder, c’est une stratégie qui appartient au passé. »
Deux blocs « alliés » contre la gaucheLes mouvements des Gilets jaunes et contre la réforme des retraites en constituent les plus récentes manifestations. « L’affaiblissement de l’hégémonie néolibérale se manifeste de deux façons, assurent, dans leur ouvrage, les deux auteurs. Par la baisse de sa capacité à structurer la vision du monde d’une partie de la population française et par l’opposition suscitée par des politiques qu’elle implique et justifie. »
Sur le plan de l’hégémonie, le bloc bourgeois et celui d’extrême-droite seraient « de fait des alliés, car leurs visions respectives de la société et de l’économie sont à bien des égards compatibles, leur adversaire étant le bloc de rupture », ajoutent-ils. De quoi voir autrement les variations multiples et orientées sur l’arc et le front républicain, dont serait exclue la gauche la plus radicale. Ainsi se développerait ce que les deux auteurs appellent « le néolibéralisme autoritaire ».
Et le capitalisme numérique??Seul bémol, dans cette analyse foisonnante, une absence, comme le trou au centre du donut, interroge : quid de l’impact du capitalisme numérique, que l’ancien ministre de l’Économie grec, Yanis Varoufakis, vient de théoriser en « technoféodalisme », dans la foulée du chercheur Cédric Durand?? « Se pourrait-il qu’un changement de logique systémique soit en train d’advenir, questionne ce dernier dans sa Critique de l’économie numérique (La Découverte), et que nos yeux troublés par l’enchevêtrement des crises du capitalisme, ne l’ait pas encore bien perçu?? »
« Le technoféodalisme peut s’intégrer dans la tradition libérale, nuance Bruno Amable. Ça ne me paraît pas de nature à proposer et à porter une idéologie de remplacement. » Sans quoi les blocs actuels et les rapports sociaux qui les définissent, pourraient voler en éclats.
Sébastien Dubois
Photos Thomas Jouhannaud et Thierry Sallaud