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Jean Boivin (Blackrock) : "Entre l'IA et la bulle Internet, le parallèle ne tient pas"

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Un siège à la table des grands de l'IA coûte cher. Les levées à neuf zéros sont devenues le nouveau standard du secteur. En quinze jours, l'entreprise d'Elon Musk, xAI, a bouclé un nouveau tour de table à 6 milliards de dollars et Anthropic, un de 4 milliards de dollars. Un engouement qui fait redouter à certains économistes qu'une bulle de l'IA soit en train de se former. L'américain BlackRock, le plus gros gestionnaire d'actifs mondial, a étudié la question de près. "La première génération d'applications de l'IA risque d'être surfaite" convient Jean Boivin, ancien sous-gouverneur de la Banque Centrale du Canada qui dirige aujourd'hui le BlackRock Investment Institute (BII). Il identifie cependant de belles opportunités d'investissements dans le secteur, notamment dans les infrastructures de l'IA générative. Et regarde avec optimisme la capacité de l'intelligence artificielle "à nous aider à innover plus vite". Entretien.

L'Express : Des investissements colossaux sont réalisés dans l'IA générative. Sont-ils excessifs ?

Jean Boivin : La situation est en effet inédite. La transformation liée à l’IA est d’une ampleur comparable à celle de la première révolution industrielle. Mais la vitesse à laquelle cette transformation intervient est sans précédent. Pour bénéficier de l’IA, il faut bâtir des infrastructures adéquates, des "usines à intelligence". L'investissement agrégé dans l’IA ne nous semble pas excessif au regard de ce qu’il faut construire. Cela ne veut pas dire qu'individuellement, toutes les entreprises du secteur prennent des décisions éclairées et justifiés. Dans l’IA, on observe déjà un phénomène de "winner takes all" : l’entreprise leader remporte l'essentiel du marché. Tous ceux qui pensent pouvoir remporter la course sont donc incités à investir massivement. Mais ils ne recueilleront pas tous des bénéfices suffisants pour justifier leurs investissements.

Pensez-vous que l’industrie s'apprête à traverser sa "bulle Internet" ?

Certains se posent la question car les valorisations des entreprises et des indices boursiers américains en général ont atteint des sommets. Elles sont aujourd’hui à des niveaux semblables à ceux atteints juste avant l’éclatement de la bulle de 2000. Les valorisations élevées sont par ailleurs concentrées dans un secteur, comme en 2000. Mais il y a des différences majeures. Les profits augmentent en ligne avec les valorisations. Celle de Nvidia, par exemple, a spectaculairement grimpé mais ses profits aussi. Si l’on analyse tous les indicateurs - bilans, revenus, etc. - on voit que la santé des entreprises est beaucoup plus solide qu’en 2000. Le parallèle avec la bulle Internet ne tient pas.

Une étude récente que vous avez menée sur l’IA montre qu'une grande incertitude règne autour de l’impact de cette technologie : quels domaines en profiteront, via quels usages, à quelle échéance... Pourquoi est-ce si ardu à évaluer ?

Cette incertitude est liée à la rapidité avec laquelle la révolution IA se produit. Lorsque les moteurs de recherche ont émergé, il y a aussi eu une période d’incertitude autour de leur modèle de revenus. On se demandait s’ils évolueraient vers l’abonnement ou la publicité. La réponse est désormais claire. Mais cela n’a pas été une évidence dès le début.

Dans l’intelligence artificielle, on ne sait pas encore qui, de ceux qui la construisent ou lui trouvent une application spécifique, en tireront le plus de profit. Le sort de l’agriculture après la révolution industrielle offre une leçon utile à l’ère de l’IA. C’est un des secteurs qui a le plus amélioré sa productivité grâce à la mécanisation. Mais son poids dans l’économie est passé de plus 50 % en 1850 à moins de 2 % dans les années 1980. Cela rappelle un point très important : le fait qu’un secteur bénéficie beaucoup d’une technologie ne garantit pas que c’est lui en tirera le plus de revenus à l’avenir. Dans les portefeuilles, nous croyons que la rapidité de la transformation liée à l’IA et l’incertitude sur les profits qu’elle peut générer va donner une prime à la gestion active.

Comment naviguer intelligemment dans ce paysage mouvant ?

Notre étude identifie trois phases de l’IA : celle de la construction, puis l’adoption qui sera peut-être suivie par une phase de transformation. Nous sommes convaincus qu’il y a de belles opportunités d’investissement dans la phase de construction des infrastructures IA, qui donne un rôle important aux marchés privés. On n’a pas encore assez d’informations pour avoir une conviction forte sur toutes les applications potentielles futures. La première génération d’applications IA risque d’être surfaite. On a tendance à analyser l’IA avec de mauvaises grilles de lecture, en essayant d’identifier quelles tâches vont être accélérées par l’IA. C'est faire l'erreur de "chercher la clé sous le lampadaire". La principale capacité qui sera sans doute augmentée par l’IA, ce n’est pas une tâche spécifique mais la capacité à innover. L’IA peut nous aider à innover plus vite. Les prix Nobel 2024 le suggèrent. Si au cours des prochaines années, le nombre de brevets déposés augmente fortement, cela donnera du poids à cette thèse.

Quel impact pourrait avoir l'élection de Donald Trump sur les poids lourds américains de l’IA et où se situe la Chine par rapport à eux ?

L'IA fait l’objet d’une course mondiale, elle est devenue une question géopolitique. Personne aux Etats-Unis n’a intérêt à entraver le progrès dans ce domaine. Ni l’administration sortante ni la prochaine. Celle de Donald Trump sera peut-être plus attentive encore à ne pas mettre de barrières à ce secteur. Quant à la Chine, vu la rapidité des progrès dans le domaine, on peut considérer qu'il n’y a pas d’écart significatif entre elle et les Etats-Unis à court terme. Ces deux puissances sont en position de dominer cette technologie, il n’y pas d’autres acteurs crédibles dans l’IA aujourd’hui.

Qu'est-ce qui pénalise le plus l'Europe dans ce domaine ?

Un des principaux freins, c’est la nature de son marché de capitaux. Le capital est en mesure de se mobiliser très vite aux Etats-Unis pour investir dans la construction des vastes infrastructures nécessaire au développement de l’IA. En Europe, cela prend plus de temps.

Le coût de l’IA est pour le moment élevé. Peut-il significativement baisser ?

La phase de construction actuelle sera probablement inflationniste, car elle met sous pression les ressources nécessaires à la construction de l’IA, comme l’énergie. Une fois les infrastructures en place, des économies d’échelles devraient être trouvées et le coût marginal de l’IA pourrait s’avérer très faible. Les data centers représentent aujourd’hui entre 4 % et 5 % de la demande totale d’électricité aux Etats-Unis et entre 1 % et 2 % de la demande mondiale – une proportion qui pourrait doubler, voire tripler ou quadrupler dans les prochaines années selon certaines estimations. Reste à voir dans quelle mesure l’innovation dans le secteur de l’énergie permettra de faire baisser le coût de production de l'énergie renouvelable. Les plus optimistes pensent que l’IA elle-même débloquera beaucoup d’innovations dans ce domaine, mais il est encore trop tôt pour le dire.




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