En rade de Brest, 150 ans d'effondrement des ressources marines malgré les alertes
Cette "leçon d'humilité" rappelle que la prise de conscience écologique n'empêche pas la surexploitation.
"Les huîtrières ont été tellement défoncées qu'il ne s'en trouve plus à présent." Lapidaire, le constat sur la détérioration des bancs d'huîtres en rade de Brest, dans le Finistère, paraît avoir été écrit aujourd'hui. Il provient pourtant d'archives de l'amirauté de Quimper, datées de... 1728.
A l'époque (et jusqu'en 1945), la gestion des gisements d'huîtres est du ressort de la Marine, qui recrute une partie de son contingent militaire parmi les pêcheurs, une main d'œuvre indispensable au fonctionnement des navires à voiles du roi.
C'est en se plongeant dans ces archives de la Marine que Lucas Bosseboeuf a pu reconstituer méticuleusement la surexploitation des ressources dans cette petite mer intérieure bretonne, dans le cadre d'une thèse, soutenue début décembre, à l'Université de Bretagne occidentale (UBO).
Selon ses travaux, le dépeuplement des bancs d'huîtres plates intervient dès le milieu du XIXe siècle: de 1.900 tonnes en 1853, la pêche chute à moins de 100 tonnes après 1857.
"Ils ont tout tenté"
Alertée, l'administration maritime essaye alors de restaurer la ressource, en imposant des mesures "extrêmement strictes" de restriction de pêche et de restauration des gisements. "Ils ont été jusqu'au bout de la gestion. Quand on est le nez dans les archives, on voit qu'ils ont tout tenté. Absolument tout tenté. C'est une leçon d'humilité pour nous aujourd'hui", raconte Lucas Bosseboeuf.
L'écosystème a changé et l'huître plate ne revient pas, laissant sa place, quelques décennies plus tard, à la coquille Saint-Jacques, devenue la nouvelle manne des pêcheurs brestois.
Au début du XXe siècle, environ 200 chaloupes la pêchent et débarquent 190 kilos par jour et par navire. Avec la motorisation des bateaux, les prises atteignent même un record en 1952-53, avec 2.600 tonnes débarquées.
Le comité local des pêches assure alors la gestion de la ressource. "Quasiment chaque papier, chaque document du comité traduit une réelle anxiété à l'idée de voir les bancs s'appauvrir", raconte Lucas Bosseboeuf. "Ils en sont totalement conscients et ils ont une réelle volonté de les préserver".
Mais la préservation des emplois prend le dessus et débouche sur des mesures "insuffisantes pour préserver la ressource", qui s'écroule dans les années 60. Aujourd'hui, les coquilles sont produites en écloserie puis semées en rade de Brest, où elles grandissent avant d'être pêchées.
"Sans l'écloserie, il n'y aurait pas de coquilles Saint-Jacques", reconnaît un pêcheur.
Après l'effondrement de la coquille, les pêcheurs se sont reportés sur les praires et les pétoncles, dont la ressource s'est aussi tarie.
"Un cas d'école"
"La rade de Brest, c'est un véritable observatoire de l'effondrement", souligne Lucas Bosseboeuf. Outre les alertes sur l'état de la ressource, l'historien documente également les critiques sur les dégâts générés par la pêche à la drague, qui apparaissent dès le XVIIIe siècle.
Comme d'autres historiens avant lui, Lucas Bosseboeuf bât ainsi en brèche le "mythe" d'une prise de conscience écologique, souvent présentée comme récente.
"Les sociétés ont toujours eu conscience de cette problématique-là", confirme Romain Grancher, chercheur en histoire environnementale au CNRS et membre du jury de thèse. "Dès qu'on a des archives, on voit que les sociétés se posent la question de l'impact qu'elles ont sur leur environnement."
Pour le chercheur, la rade de Brest est "un cas d'école représentatif de dynamiques assez similaires, qui sont à l'œuvre ailleurs". L'historien américain W. Jeffrey Bolster a ainsi raconté les effondrements successifs des ressources halieutiques dans l'Atlantique, dès le XVIIe siècle, dans son ouvrage "The Mortal Sea" (2014).
"Ce genre d'approche historique peut apporter énormément à la compréhension de ce qu'on observe aujourd'hui", souligne Gauthier Schaal, maître de conférence en biologie marine à l'UBO, qui dit avoir été frappé par "l'ancienneté des problématiques de surexploitation". "En 300 ans, il n'y a pas grand-chose qui a changé", estime-t-il.