"Le Soulier de satin", "fête du théâtre" d'Eric Ruf avant de quitter la Comédie-Française
Interrogé par l'AFP sur son bilan, il clame sa foi en l'avenir du théâtre, "lieu où on s'assied ensemble dans le même sens de regard, où on éteint son portable, où on n'est pas obligé de commenter immédiatement".
Rarement jouée depuis sa naissance en 1943, "Le Soulier de satin", donnée à partir de samedi et jusqu'au 13 avril, est l'histoire d'un amour absolu et impossible dans la Renaissance espagnole. Cette pièce fleuve, réduite d'un "petit tiers", ne doit pas impressionner, le théâtre de son auteur, Paul Claudel, étant "drôle" et "truculent", assure Eric Ruf.
QUESTION: Quel bilan tirez-vous de vos 11 ans comme administrateur au "Français" ?
REPONSE: "C'est le temps qui le dira... J'ai essayé de faire en sorte d'épouser le plus intelligemment possible les temps que la Comédie-française traverse. Elle est apte au changement et est censée présenter tous les théâtres qui se font, et ça, je crois avoir réussi à le faire.
Je me suis aussi passionné pour la pédagogie, pour faire en sorte que tous les publics puissent venir, pour diversifier les salles, la troupe.
On peut aussi être fier de la manière dont la maison a réagi pendant la période de la Covid, notamment avec la mise en place d'une web-télé."
Q: Et la situation financière ?
R: "Les ressources propres - billetterie, tournées, audiovisuel et mécénat -, on a réussi à les développer suffisamment pour que le manque de subventions ne soit pas criant pour les années à venir (la subvention de l'Etat est de 25,5 millions en 2025, celle de 2024 a été amputée de 5 millions d'euros, ndlr).
On est dans un monde où le retour sur investissement est le mot-clé et, quand on dirige un théâtre, le retour sur investissement, c'est le sourire d'un enfant ou une personnalité qui grandit au bout de plusieurs spectacles. Impossible à mettre dans un graphique.
Il faut que les politiques se disent +oui, ça sert, la culture+. De plus en plus, certains disent +à quoi ça sert ?+. Ca m'inquiète. Le théâtre, c'est une oeuvre de civilisation, ce n'est pas qu'une oeuvre sociale."
Q: Quel avenir voyez-vous pour le théâtre ?
R: "Je suis persuadé que les théâtres vont se remplir de plus en plus, parce qu'avoir un lieu où on s'assied ensemble dans le même sens de regard, où on éteint son portable, où on n'est pas obligé de commenter immédiatement, où on accepte potentiellement de s'ennuyer sans pouvoir se lever, finalement, c'est hors normes par rapport à l'ensemble de nos pratiques. Et comme c'est hors normes, c'est du caviar !"
Q: Pourquoi monter l'épopée qu'est "Le Soulier de satin" ?
R: "On l'avait proposé pendant la crise sanitaire en 2021, dans une version +théâtre à la table+ (lu par les comédiens autour d'une table et diffusé par la web-télé, ndlr). A cette occasion, j'ai vérifié que le fait de n'avoir pratiquement pas de décors rendait justice à cette écriture.
J'avais observé aussi que ceux qui n'avaient jamais travaillé Claudel avaient un a priori selon lequel son théâtre s'apparenterait à de grands poèmes lyriques un peu incompréhensibles."
Q : Or, selon vous, Claudel, c'est tout sauf ça...
R : "Son théâtre est drôle, fourmillant. Les modèles de Claudel, c'est Shakespeare et le Siècle d'or espagnol, les livres picaresques, les grands récits. Il alterne grandes scènes politiques, scènes de clowns, et d'autres à haute intensité émotionnelle.
A jouer, c'est joyeux, truculent. Profus. Comme une fête du théâtre.
Les jeunes acteurs, après avoir travaillé une semaine, m'ont dit +quelle matière extraordinaire !+
Ce que j'aime, c'est que les acteurs s'engagent pour une longue journée et les spectateurs aussi. C'est comme faire le Vendée Globe, c'est aussi dingue. C'est comme une apnée, totalement partagée entre le plateau et la salle."
Q : C'est une manière, pour vous, de dire au revoir ?
R : "Oui et d'avoir le plaisir de retravailler avec la troupe et le plus de monde possible, d'avoir un pic d'intensité avec eux."