Figures du fou : l'image de la « folie » dans l'art occidental

Partant du constat de la prolifération des représentations des « fous » à l’époque gothique et pendant la Renaissance, les commissaires de l'exposition Figures du fou. Du Moyen Âge aux Romantiques, présentée au Louvre, se sont interrogés :

« Quelle(s) signification(s) pouvait avoir cette figure dansante, virevoltant sur les objets les plus variés, du plus modeste au plus précieux ? Pour mener l’enquête, il fallait revisiter d’un même regard les œuvres foisonnantes de cet automne du Moyen Âge et celles de la Renaissance. Partant des représentations, nous n’avons pas cherché à écrire une “Histoire de la folie” à l’âge pré-classique, des historiens l’avaient déjà fait avec talent. D’autre part, les hommes du Moyen Âge n’ont pas représenté le désordre mental ou la maladie mentale de leurs contemporains, il ne s’agissait donc pas d’aborder ici la folie sous son aspect pathologique. »

L’âge d’or de la figure du fou entre Moyen Âge et Renaissance

À l’époque médiévale, le fou est d’abord celui qui ne croit pas en Dieu, l’hérétique. L’insensé (insipiens en latin), évoqué dans le psaume 52, celui qui nie Dieu, se met en marge de la Création. C’est d’ailleurs par une très belle étude des Marginalia, avec de magnifiques reproductions, que s’ouvre le catalogue :

« Dans le dernier quart du XIII^e siècle, alors que la production organisée d’ouvrages manuscrits s’est développée, en lien avec la création des universités, on voit apparaître un nouveau décor dans les marges des manuscrits, jusqu’alors principalement ornées de rinceaux végétaux. Ce sont des saynètes, de petits personnages, des animaux et, bien souvent, un mélange de tous ces éléments, avec une forte présence de créatures mi-humaines mi-animales ou composées de plusieurs animaux. Issues du monde des fables (notamment le Roman de Renart), des proverbes ou de l’imaginaire, ces petites figures dansant dans les marges latérales ou inférieures semblent jouer avec l’espace de la page et du texte, s’accrochant aux rinceaux végétaux ou se nichant dans les lettrines. »

La rencontre dans les psautiers de l’insensé qui ne connaît pas l’amour de Dieu et des créatures marginales, insensées dans l’espace, scelle pour longtemps l’image du fou : comme ces créatures, il est à la fois marginal et omniprésent dans la société de la fin du Moyen Âge. Mais si son a-normalité ne lui permet pas d’entrer dans le cadre d’une société très hiérarchisée, n’est-elle pas en même temps le signe d’une élection ? Le fou, dans sa difformité physique et mentale, a peut-être accès à des signes divins, car le Christ est venu non pas pour les savants, mais pour les faibles et les pauvres. C’est dans ce balancement que la pensée médiévale a considéré les créatures marginales, réelles ou imaginaires. La Nef des fous de Sébastien Brant, publiée à Bâle pendant le carnaval de 1494, est le deuxième livre le plus vendu du XV^e siècle, juste après la Bible.

Fou : un mot qui regroupe des significations variées

Là où l’anglais, l’allemand ou le néerlandais ont inventé des mots spécifiques pour distinguer le bouffon, l’idiot ou l’individu atteint d’une maladie mentale, le terme français recouvre toutes ces notions en même temps. Il hérite aussi du stultus latin, le sot. De surcroît, le mot joue sur son origine latine follis (souffle, vent, soufflet) : le fol n’est qu’une tête pleine de vent, et la cornemuse sera son attribut. Le bâton ou le gourdin avec lesquels l’idiot chasse ceux qui se moquent de lui au village deviendra quant à lui la marotte du fou. L’amour, par ailleurs, peut entraîner la folie, comme le montrent les grandes figures de la littérature médiévale : Lancelot, Yvain, le Chevalier au lion, Tristan. Puis le fou devient, au cours du XV^e siècle, une personnification de la Luxure.

C’est aussi une figure politique, quand il s’incarne à la cour : Triboulet, le bouffon de René d’Anjou ; Kunz von der Rosen, celui de l’empereur Maximilien I^er, mais également son conseiller ; ou encore Will Sommers, le bouffon d’Henri VIII d’Angleterre qui reçut un « armet à visage » (une sorte de heaume d’armure), un des objets les plus impressionnants de cette exposition :

« Le visage caricatural de ce masque de fer, chef-d’œuvre d’armurerie, est typique des fous tels qu’ils apparaissaient alors sur de nombreuses images peintes et gravées dans l’espace germanique au début du XVI^e siècle. »

Il s’agit en effet d’un cadeau diplomatique de Maximilien I^er à Henri VIII d’Angleterre en 1514.

« Quant aux bésicles (possiblement ajoutées ultérieurement), elles sont souvent associées au fou parce qu’elles lui font voir le monde de façon déformée (leurs verres n’étaient alors pas toujours de bonne qualité), tout en parodiant la figure de l’érudit. »

De plus en plus de princes font faire le portrait de leur fou, ce qui semble significatif d’une évolution vers une plus grande dignité. La folie peut aussi gagner les puissants eux-mêmes. C’est le cas pour Jeanne de Castille, surnommée « Jeanne la Folle » après avoir perdu la raison suite aux infidélités et à la mort de son époux. Son portrait, attribué à Jan de Flandres, est très émouvant, notamment à cause de son regard comme perdu.

Après le reflux de l’âge classique, le retour du fou avec le romantisme

Le rationalisme des Lumières fait peu de place aux figures de fou, mais il ne faut pas oublier pour autant les tableaux de Füssli ou de Goya. Laura Bossi propose une très belle étude de la « naissance de la psychiatrie », en analysant notamment les représentations de Pinel libérant les fous et les folles de leurs chaînes. On sait que c’est en fait à Jean-Baptiste Pussin, autodidacte qui fut d’abord interné à Bicêtre, que l’on doit ce geste inaugural, comme le montre le beau livre de Marie Didier, Dans la nuit de Bicêtre, publié en 2006. « Le Fou », un dessin de Victor Hugo, est saisissant et effrayant, comme une préfiguration de célèbre « Cri » d’Edvard Munch. Et l’autoportrait de Courbet intitulé « L’Homme fou de peur » utilise les attributs traditionnels du fou pour le faire entrer dans la modernité :

« Évoquant la figure du bouffon, le costume aux manches rayées qu’il porte ici pourrait, au-delà d’un simple déguisement, symboliser l’écart que l’artiste ressent entre son personnage public, dont les excès étaient coutumiers, et l’exploration de sa psyché. Aux prises avec d’insolubles tourments intérieurs, sa raison semble sur le point de vaciller tandis qu’il désigne de la main droite un gouffre aux contours incertains. »

D’une extrême richesse, le catalogue de cette exposition passionnante est un trésor d’érudition et de réflexion, aussi bien par ses études que par la quantité et la qualité de ses reproductions.