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Abandon du Musée national du terrorisme : les coulisses d’un fiasco

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Abandonné un jour, selon des conseillers ministériels démissionnaires. Pas complètement enterré le lendemain, selon la voix très anonyme d’un tout aussi anonyme conseiller élyséen. Depuis le début du mois de décembre, le projet de Musée-Mémorial du terrorisme (MMT) est pris dans la tourmente politico-budgétaire du moment. Il devait ouvrir ses portes à Suresnes, dans les Hauts-de-Seine, en 2027. Désormais, plus personne n’ose se prononcer sur son futur. Au grand désarroi des associations de victimes, qui ont beaucoup contribué à la naissance de ce lieu hybride, voulu par le président de la République, subtil mélange de mémorial et de centre de réflexion et de pédagogie sur le terrorisme. Manque d’argent ? Rivalités entre mémoires ? Querelles politiques ? A elle seule, aucune de ces explications ne suffit à justifier le soudain abandon du projet. D’autres, plus subtiles et moins visibles, ont contribué à rendre "moins prioritaire" le musée. Jusqu’à son complet – et paradoxal – lâchage à quelques jours du dixième anniversaire des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher.

1/Pour vivre heureux, vivons cachés

Le projet est pourtant né sous les auspices présidentiels. En 2018, Emmanuel Macron, très attaché à la politique mémorielle, annonce plusieurs mesures liées au terrorisme : la création d’une journée d’hommage aux victimes le 11 mars – la première aura lieu en 2019 – et le lancement d’une mission de préfiguration d’un musée du terrorisme. L’idée ? Embrasser les événements de l’année 2015, mais aussi d’autres, antérieurs ou postérieurs, en France ou à l’étranger dès lors que des Français figurent parmi les victimes. L’historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale Henry Rousso est chargé de conduire la réflexion, aidé d’Elisabeth Pelsez, magistrate, un temps déléguée interministérielle à l’aide aux victimes. Fort du soutien de l’Elysée, le duo se met au travail.

La mission est placée sous la tutelle de quatre ministères : la Culture, la Justice, les Armées et l’Intérieur. Auxquels il faut ajouter l’Education nationale, l’Enseignement supérieur et les Affaires étrangères, impliqués à un moindre degré. Le ministère de la Justice est le seul à manifester un soutien constant. Eric Dupond-Moretti, alors garde des Sceaux, reçoit ses responsables, l’administration accepte de faire entrer des scellés des attaques terroristes dans les collections du futur musée et non, comme c’est l’usage après les procès, de les verser aux Archives nationales. En revanche, du côté du ministère de la Culture, on regarde avec indifférence, voire avec défiance, ce projet qui ne rentre pas dans le canon de la muséographie classique et qui pèse sur un budget contraint, alors que de vénérables institutions comme le Louvre ou le Château de Versailles ont d’urgents besoins. Soucieuse de ne pas contrarier le président, la Rue de Valois prête son expertise technique, en particulier immobilière, mais guère plus. Quant au ministère de l’Intérieur, concentré sur les enjeux sécuritaires bien plus que sur la mémoire ou l’histoire, il ne voit pas l’intérêt d’un lieu qui risque de devenir une cible et qu’il faudra sécuriser alors que la tâche est déjà immense.

Même à l’Elysée, peu se battent pour porter le projet. C’est Xavier Ronsin, le conseiller Justice, pas forcément le plus influent quand les décisions importantes se prennent, qui est en première ligne. Pour les dirigeants de la mission, le désintérêt des politiques offre un immense avantage : leur permettre de mener le projet à leur manière, à l’abri dans des bureaux du centre de Paris aux allures de start-up, sans interférences, ni pressions toujours à craindre sur un projet aussi sensible. Mais quand le vent tourne, être loin des couloirs ministériels a un énorme inconvénient : le risque d’être lâché par tous.

Le Premier ministre Michel Barnier rend hommage avec Anne Hidalgo aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, devant le Bataclan le 13 novembre 2024

Tout au long de 2024, les signaux d’alerte autour du musée se multiplient. Le projet scientifique et culturel défini, les collections constituées, cette année devait être celle de la concrétisation avec le début des travaux de remise en état des bâtiments, la finalisation des projets pédagogiques et du parcours muséographique. Des réunions du comité scientifique et de l’observatoire d’orientation, respectivement sous la houlette du sociologue Michel Wieviorka et du magistrat François Molins, ont bien eu lieu en janvier, plusieurs visites du site ont été organisées, un colloque monté en avril sur la thématique "Exposer des objets sensibles" et le comité artistique a commencé à réfléchir aux contours du Pavillon 10 qui doit accueillir le mémorial proprement dit. Mais à la fin du printemps, dans une atmosphère de "coup de rabot" budgétaire, les travaux ne peuvent démarrer, l’argent n’a pas été versé. En particulier par le ministère de la Culture, moins allant que jamais depuis la nomination de Rachida Dati. A la mi-mai, le cabinet de la Rue de Valois informe les responsables du projet que la somme n’arrivera pas avant l’automne. L’inquiétude gagne. Un courrier est adressé à Xavier Ronsin, le conseiller Justice de l’Elysée, à Philippe Bélaval, son homologue de la Culture, et à Bruno Roger-Petit, le conseiller Mémoire. Aucun ne répond. La lettre n’arrive pas au meilleur moment : l’annonce de la dissolution au soir des élections européennes le 9 juin accapare les esprits.

2/Intouchable parce que présidentiel ?

L’été passe, le nouveau gouvernement est nommé. En septembre, lors d’une réunion de l’observatoire d’orientation, Henry Rousso et François Molins montrent des signes de découragement. Certains, parmi les associations de victimes, ne s’inquiètent pas du manque d’informations, ils se disent que le projet est dans une nouvelle phase, on a sans doute moins besoin de les consulter. D’autres, pris par leurs tâches quotidiennes, se mettent en retrait. Quant à ceux qui trouvent l’absence d’information curieuse, ils se taisent, soucieux de ne pas fragiliser un projet auquel ils tiennent. Mais la situation devient critique, les financements n’arrivent toujours pas. Ni la Culture, ni les Armées n’ont débloqué les sommes pour les travaux, même si la Rue de Valois a versé son écot pour le fonctionnement de la mission. Henry Rousso reprend la plume pour écrire à l’Elysée, directement au président de la République cette fois. Le courrier part début novembre, on lui promet qu’il sera remis en main propre, il reste sans réponse.

Le vendredi 6 décembre, Henry Rousso et Elisabeth Pelsez sont enfin reçus à Matignon. Ils en ressortent sonnés. Trois conseillers de Michel Barnier, sur le départ, viennent de leur annoncer que le projet de musée n’ira pas à son terme. Raisons financières, disent-ils. La décision a été prise lors d’une réunion interministérielle qui s’est tenue à Matignon le 25 novembre, une semaine avant la motion de censure. Les deux responsables sont ébahis : ils imaginaient qu’on allait leur demander des économies sur les 95 millions d’euros prévus au départ, pas qu’on allait leur asséner que le musée lui-même était menacé. Après tout, n’étaient-ils pas protégés par leur statut de "projet présidentiel" ? A peine sortis de Matignon, ils alertent leurs instances, où se rassemblent chercheurs, associations de victimes, personnalités religieuses, magistrats… Ils se démultiplient, donnent des interviews, une pétition est lancée par Arnaud Lançon, le frère du journaliste Philippe Lançon, victime de l’attentat à Charlie Hebdo, pour le maintien du projet. Face à l’émotion, l’Elysée temporise et glisse que "le prochain gouvernement" devra "revoir" ce dossier. Suffisant pour rassurer ? Pas vraiment. Aucun engagement n’est pris.

3/Un camouflet pour les victimes

Le mémorial du Mont-Valérien lors d'une cérémonie présidée par Emmanuel Macron le 11 novembre 2021

En coulisses, une autre partie s’est jouée, dont personne n’a vraiment mesuré la portée à ses débuts, autour du site de Suresnes. Cette ancienne école est située sur le Mont Valérien, à proximité du Mémorial de la France combattante. En février 2024, une visite du futur Musée du Terrorisme est organisée pour les représentants de plusieurs fondations mémorielles liées à la Seconde Guerre mondiale, qui tous s’inquiètent de ce voisinage et du risque de confusion qu’elle pourrait engendrer entre terrorisme et résistance, entre héros et victimes. La rencontre s’envenime, des mots durs sont échangés entre Henry Rousso et Pierre-François Veil, fils de Simone Veil et président de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Contacté, ce dernier n’a pas répondu.

Henry Rousso pense avoir affaire à un désaccord âpre mais sans conséquence. "Je parle à des gens que je connais, les objections m’ont paru faibles. La virulence des attaques m’a ébahi. Sur le moment, je n’en comprends pas l’enjeu", dit-il aujourd’hui. Des animosités nées à la fin des années 1990 lors d’un conflit autour de Lucie et Raymond Aubrac ayant déchiré le petit monde des historiens spécialistes de la Seconde Guerre mondiale ont sans doute envenimé la situation. Mais devant les instances du musée, Henry Rousso se contente d’évoquer un différend avec "les anciens combattants" sur la localisation. La remarque sibylline passe inaperçue : pourquoi y aurait-il un problème alors que le site a été proposé par l’Etat lui-même en 2021 et que depuis personne n’a protesté ?

Début 2024, six institutions, la Fondation pour la mémoire de la Shoah, la Fondation pour la mémoire de la déportation, la Fondation de la Résistance, la Fondation Charles-de-Gaulle, la Fondation de la France libre et le Souvenir français, envoient un courrier à l’Elysée, non pas pour demander le retrait du projet, mais pour s’inquiéter de sa présence au Mont Valérien, à proximité du mémorial et de la clairière des Fusillés. Le courrier mentionne aussi le parcours de visite et le nom du Musée, qui ne met pas suffisamment l'accent sur les victimes selon les auteurs. Informé, Henry Rousso laisse passer. Appeler l’Elysée ? Il ne l’imagine pas, "par fierté". Pourtant, il perçoit le moindre entrain du "Château" et s’en inquiète en privé.

Au moment de bâtir son budget, la Rue de Varenne s’engouffre dans la brèche. Le 6 décembre, elle annonce l’abandon du projet dans sa forme initiale et sur le lieu envisagé. A la place, il est suggéré de s’installer dans le Jardin de la mémoire que la Ville de Paris aménage en hommage aux victimes du 13-Novembre et de transformer le musée en un centre de ressources capable de monter des expositions temporaires à la demande d’institutions, de collectivités locales, d’écoles. Les associations de victimes vivent ces orientations comme un camouflet. "Tout ça pour ça, les victimes du terrorisme méritent mieux", lance Catherine Bertrand, vice-présidente de l’AFVT, artiste elle-même et membre du comité artistique. "C’est un projet subtil, qui nécessite beaucoup de rigueur, mais nécessaire par respect pour les victimes et pour les jeunes générations pour préparer un avenir commun", renchérit Nathalie Bondil, directrice du musée de l’Institut du monde arabe et membre du conseil scientifique. Pour Life for Paris, l’une des associations parisiennes nées après le 13-Novembre, le musée avait vocation à prendre le relais du travail d’explication et de pédagogie qu’elle avait contribué à alimenter. Avec l’aide de l’historienne Sarah Gensburger, elle a notamment versé des documents aux Archives nationales dans l’idée d’une future dissolution. Pour Arthur Dénouveaux, son président, tout est remis en cause. Dans un très grand flou.

4/Et les langues se délièrent

Depuis sa création, la mission a pourtant tenté de déminer tous les sujets sensibles pour éviter les polémiques. Quelle doit être la vocation du musée ? Parler de terrorisme ? Des victimes du terrorisme ? "On s’accorde sur ’les sociétés face au terrorisme'", décrypte Gilles Ferragu, maître de conférences en histoire contemporaine à Nanterre, spécialiste du sujet et membre du conseil scientifique. A quelle date commencer ? Un compromis est trouvé, ce sera 1974, date de l’attentat commis par Carlos au drugstore Publicis, et celle retenue pour l’octroi de la médaille des victimes du terrorisme. Elle ne convainc pas les historiens, qui préféreraient remonter à l’anarchisme du XIXe siècle, mais présente l’avantage de contourner la période de la décolonisation et les controverses qui ne manqueraient pas de surgir autour du caractère terroriste du FLN ou de l’OAS. Une à une, les questions sont posées. Comment parler de la mort quand elle n’est pas institutionnalisée ? Les militaires, comme ceux du Drakkar au Liban en 1983, sont-ils des victimes du terrorisme ou des soldats "en Opex", comme le soutient l’armée ? Faut-il intégrer le terrorisme régionaliste corse, breton ou basque ? Lorsque aucune réponse évidente ne fait consensus, il est proposé d’exposer les termes du débat dans le futur parcours permanent. Les spécialistes ont le sentiment d’avoir fait sérieusement le job.

Seul un épisode a laissé des traces. En 2021, lors d’un projet pédagogique lancé par le musée, des lycéens décident d’utiliser la "Une" de Charlie Hebdo du 14 janvier 2015 ("Tout est pardonné") et un dessin de Cabu (Peut-on rire de tout ?). Leurs travaux doivent être publiés sur le site du musée dans le cadre d’une exposition numérique, mais la direction refuse. Trop dangereux, dit-elle pour le musée et les lycées. La décision provoque la colère de Simon Fieschi, présent dans les instances du MMT, l’un des rescapés de l’attentat contre Charlie Hebdo. Quelques jours plus tard, le musée publie un communiqué embarrassé réaffirmant sa position. Il précise que des caricatures figureront bien dans le futur lieu d’exposition, même si certaines associations s’y opposent et que les dessins ne seront visibles qu’à un endroit dédié facilement évitable.

Encore faut-il que le projet aille à son terme. En début de semaine, un courrier signé de François Molins et Michel Wieviorka est envoyé à Matignon et à l’Elysée. Mais il n’est pas sûr que le lieu figure au premier rang des priorités d’un gouvernement Bayrou tout juste nommé et confronté à des exigences budgétaires encore plus drastiques que son prédécesseur. En outre, à la faveur du récent coup d’arrêt, les langues se sont déliées sur le fonctionnement interne de la mission. Dans l’équipe de permanents, réduite à une dizaine de personnes, mises à disposition par les administrations ou anciennes de ces dernières, le turn-over est très élevé. En quatre ans, pas moins de trois titulaires se sont succédé sur le poste dédié au projet pédagogique. La constitution des collections repose pour beaucoup sur des stagiaires de l’Ecole du Louvre. Les suggestions des plus expérimentées sont renvoyées à plus tard, les budgets ne sont dévoilés qu’au compte-goutte, comme si la direction générale ne souhaitait pas partager les responsabilités. Ceux qui sont libres de partir, parce qu’ils sont fonctionnaires, retraités ou chassés par une autre institution, le font.

Le projet en pâtit. Il manque de visibilité et reste peu connu du grand public, le rendant peut-être moins populaire aux yeux des politiques. Désormais, après avoir préféré travailler dans l’ombre – peut-être une erreur, admet-il –, Henry Rousso communique beaucoup. Il espère que l’Elysée ne restera pas plus longtemps muet face à la colère des associations de victimes. Les dirigeants du MMT comptent sur différentes occasions – la fin du procès Paty, la commémoration des dix ans des attaques contre Charlie Hebdo et contre l’Hyper Cacher… – pour se rappeler au bon souvenir du pouvoir. Des capsules vidéos de personnalités défendant l'intérêt du projet vont aussi être mises en ligne. Mais à la fin du mois de novembre, le ministère de la Culture a confirmé la création de la maison du dessin de presse d’ici à 2027, une initiative portée notamment par Maryse Wolinski. Certains s’interrogent sur la concomitance des décisions. N’a-t-on pas privilégié la solution la moins coûteuse au détriment de l’autre ? Laissant les victimes et leurs souffrances quelque part entre Paris et Suresnes.




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