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Le processus de production de l’œuvre théâtrale

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Une précision s’impose d’emblée. Du théâtre, on parle le plus souvent de la scène établie, du jeu des comédiens, et quelque fois du regard des spectateurs. Il est plus rare de mettre au jour et de discuter du travail d’élaboration de l’ouvrage, de fouiller avec méthode les efforts déployés en avant de l’œuvre réalisée et montrée pour la première fois. L’intérêt de cette collection des Éditions Théâtrales (« Méthodes ») est justement de nous entraîner non pas dans les coulisses du théâtre, mais dans le chaudron de la création.

Dans ce volume, nous rencontrons le metteur en scène François Tanguy par l’intermédiaire de Laurence Chable, fondatrice du théâtre du Radeau, interviewée par le chercheur Olivier Neveux. Nous le suivons dans ses passées, mot mystérieux qui attire l’œil dès le titre de la publication. Les passées ? Ce sont les vols de certains oiseaux à l’aube ou au crépuscule, mais aussi les traces que laisse un animal de son passage. Les passées, ici, se sont à la fois les ouvrages mis en scène, mais aussi les notes, cahiers et mots laissés sur pièce ou dans les mémoires des comédiens, des amis et des connaissances.

Cet entretien mené avec Laurence Chable est d’autant plus pertinent qu’elle connaissait bien François Tanguy, disparu en 2022. Fondatrice du théâtre du Radeau, elle a joué dans les spectacles du metteur en scène, participant aussi aux aventures de la Fonderie, dans la même ville, pour ne pas parler d’autres lieux.

Des élaborations marquantes

De François Tanguy, si les lecteurs n’ont pas vu les spectacles, retenons qu’il a conçu et monté, par exemple, Par Autan, un très grand moment de théâtre, agencé à partir des œuvres de l'écrivain et poète suisse de langue allemande Robert Walser. À propos de cette pièce, Laurence Chable nous raconte comment elle fut montée, quelles inventions ont été imposées par Tanguy, sans faire obstacle au déploiement d’un certain plaisir. Cet enthousiasme est manifeste à travers la machine à vent qui propulse les comédiens d’un côté à l’autre de la scène, ou les discussions intenses qui accompagnent la mise en scène. 

Pour Laurence Chable, tout chez Tanguy se concevait en mouvement : les mots, les espaces, les actions. Et le metteur en scène n’évacuait pas les difficultés produites. Chaque rendez-vous quotidien avec les comédiens commençait par un état des difficultés. Aussi met-elle en doute la pertinence du terme « metteur en scène » pour qualifier Tanguy : « [...] il n’était pas metteur en scène parce que sa manière d’accomplir, de chercher, circulait dans tellement de matières et de gestes que le terme de metteur en scène restreint ».

Tanguy ne cherchait jamais à faire « beau ». Dès lors qu’il disait : « c’est trop beau », ce n’était pas bon signe. Il insistait toujours pour que quelque chose s’échappe, que l’on soit obligé de délibérer. Que ce soit au Mans ou au festival de théâtre de Zagreb, à Montpellier ou à Tunis, les choses de théâtre s’approfondissaient constamment. Mais paradoxalement pour une collection intitulée « Méthodes », Tanguy, dit Chable, n’a jamais accumulé un savoir-faire. Pour lui, la seule méthode, c’était de tout mettre en mouvement en même temps.  

Le quatrième mur

Tanguy refusait le théâtre sécurisant. Olivier Neveux le confirme également : « c’est quelqu’un dont l’œuvre a en partie consisté à échapper à tout ce qui pouvait l’emprisonner ». Mais cette posture avait aussi pour conséquence de déboussoler le public. L’ouvrage nous incite à réfléchir à cette question du public, désigné au théâtre sous le nom de « quatrième mur » ! Cependant, beaucoup de metteurs en scène, qui récusent l’expression, identifient encore le théâtre à une forme communautaire exemplaire.

Le théâtre, sans doute à l’instar des autres arts, se trouve aujourd’hui devant un nouveau paradoxe : depuis quelques décennies, les metteurs en scène ne veulent plus de ce qu’ils appellent un spectateur passif, ils veulent recevoir des spectateurs actifs, susceptibles de recréer au théâtre des communautés vivantes, voire politiques. De ce fait, les œuvres participatives se multiplient. Mais il est difficile de se retrouver face à des spectateurs qui se mobilisent au-delà de ce qui leur ait demandé. On voit apparaître des manifestations publiques de désaccord, des départs en cours de représentation…voire des interpellations des acteurs. Parfois aussi des descentes de gradins bien marquées (vu et entendu à Avignon). Une anecdote relatée par Laurence Chable en donne un exemple : deux hommes sur le départ s’arrêtent devant les acteurs de la pièce pour dire « au revoir, messieurs ». 

C’est ici de l’appréhension du public qu’il s’agit, car ces actions sont conduites par des personnes qui ont assisté à la pièce. C’est pour elles que Tanguy a inventé un dispositif : prévoir un comité d’accueil de sortie, dehors, pour que les gens qui se plaignent de façon ostentatoire puissent le faire, dire leur rage ou leur mécontentement, sans perturber complètement le déroulement de la pièce. L’idée : on n’est pas d’accord, donc on en parle. En un mot, il avait l’idée de refuser la séparation du public, le quatrième mur. « Qu’est-ce que je fabrique, quand je crée » est une question qui implique de prendre en compte le fait que l’autre n’empruntera peut-être pas le même chemin.

Et Olivier Neveux de renchérir : « assister à une pièce de théâtre, c’est être renvoyé au caractère fabriqué de son regard, se demander comment on regarde (et pas seulement ce que l’on regarde) ». Personne ne peut ignorer l’hétérogénéité de la salle. Personne n’a vraiment vécu la même chose. Mais on n’est pas là pour défendre sa vision. Plutôt pour la confronter, et faire aussi soi-même l’expérience de toutes les fois où le regard est abîmé, paresseux, rapté par la démagogie.

Notes croisées

Les réponses de Laurence Chable à Olivier Neveux sont bâties à partir des carnets de notes de Tanguy, ainsi que de siennes propres. Ce dispositif a pour effet de convoquer dans l’ouvrage de nombreux sujets. Parfois Tanguy se prenait à comparer les arts. Il distinguait peinture et théâtre par la différence potentielle de plans. Il jalousait le cinéma qui peut composer avec le zoom, et couper des séquences. Mais surtout, il détestait l’idée selon laquelle l’art devrait diffuser des messages au spectateurs. La meilleure leçon du théâtre : accueillir, s’accueillir aussi soi-même percevant. Le spectateur doit donc aussi faire quelque chose. Un livre d’entretiens à lire, pour se saisir dans son activité théâtrale.




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