"Les observer, c'est tenter de nous comprendre" : les macaques japonais intriguent les scientifiques
Le décor semble tout droit sorti du film Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki. Le réalisateur japonais s’en était d’ailleurs largement inspiré pour reproduire les forêts de mousse où se déroule l’intrigue de son chef-d’oeuvre. Lîle-volcan de Yakushima est une merveille de biodiversité : alors que des tortues viennent pondre sur ses plages au climat chaud, il peut neiger au même moment à son sommet. C’est au cœur de ce paysage onirique qu’a été observé un comportement culturel étonnant entre deux espèces qui n’ont, à première vue, rien en commun : des macaques et des cerfs sika pratiquent… le rodéo. Ici, les singes s’amusent à monter sur le dos des cerfs et à y rester quelques secondes, voire quelques minutes pour les ongulés les plus tolérants. Une tradition très connue par les chercheurs et les habitants de l’île, qui reste pourtant difficile à observer.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce comportement n’a pas fini d’intriguer les scientifiques. En janvier 2017, une vidéo d’un jeune macaque japonais ayant une relation sexuelle avec une biche sur cette île japonaise avait fait le tour du monde. Ces images documentaient, pour la première fois, une pratique sexuelle interespèce chez un primate, humain excepté. Un événement exceptionnel, pensait-on, bien qu’on sache désormais qu’il constitue une pratique relativement courante. Près de huit ans plus tard, deux nouvelles études publiées dans les revues scientifiques Primates et Cultural Science publiées fin décembre 2024 proposent des pistes de réflexion autour de ce comportement, dont l’aspect sexuel n’est en réalité qu’une composante parmi d’autres dans la relation entre macaques et cerfs. Pourquoi les macaques font-ils cela, et pourquoi les cerfs l’acceptent-ils ? Quel lien faire avec l’Homme ? Quelques jours plus tard, le 7 janvier dernier, une autre analyse scientifique publiée là encore dans Primates tente d’éclaircir un autre mystère : que signifient ces marques laissées par simple manipulation de pierres et de craies sur le sol par ces macaques ? Le Français Cédric Sueur, éthologue au CNRS, spécialiste des comportements collectifs chez les primates, et à l’origine de ces publications, allant jusqu’à se demander si les humains n’avaient pas commencé à dessiner par accident. "Cela offre une fascinante fenêtre sur l’émergence involontaire du dessin dans notre histoire évolutive", précise-t-il. Entretien.
L’Express : Près de huit ans ont passé entre la première observation d’un acte sexuel entre un macaque japonais et un cerf sika, ce qui avait alors fait le tour du monde. Deux études publiées récemment montrent, notamment, que ce comportement n’est qu’une composante des liens qui unissent les singes et les ongulés sur l’île de Yakushima. Quelles sont vos conclusions ?
Cédric Sueur : En réalité, cela fait assez longtemps qu’on sait que les macaques font du rodéo sur des cerfs à Yakushima. Le problème, c’est qu’il n’y avait jamais eu d’étude scientifique réalisée sur le temps long qui tenterait de comprendre les avantages de présenter ce comportement pour les macaques et les cerfs. Et c’est ce qu’on a voulu faire. J’ai donc demandé à des chercheurs nippons de m’envoyer leurs vidéos. On a pu en analyser plus d’une vingtaine qui montrent des "rodéos" qui s’étalent sur plusieurs années. En réalité, on pourrait penser que c’est un comportement facilement observable, mais ce n’est pas du tout le cas. Je suis récemment allé à Yakushima pendant cinq jours, et je n’ai pu l’observer que durant deux petites secondes. C’est donc quelque chose d’assez rare.
Ce qui est intéressant dans nos conclusions, c’est que le comportement sexuel n’est qu’un aspect des interactions entre ces deux espèces. On a pu constater que de jeunes mâles en marge du groupe s’adonnaient à cette pratique sur des biches parce qu’ils n’avaient pas accès aux femelles, réservées au mâle dominant, en période de reproduction. Concernant les femelles, il s’agit là encore de jeunes individus encore adolescentes et rejetées par les mâles qui satisfont leurs envies de cette manière. C’est donc un manque d’accès à la reproduction qui crée ce comportement. Mais ils savent très bien que c’est un cerf, et non un macaque ! D’ailleurs, cette frustration sexuelle se manifeste de différentes manières, puisqu’on observe aussi des femelles qui se frottent l’une sur l’autre mais aussi face à face, comme les bonobos. Les mâles, eux, peuvent aussi avoir en complément des pratiques masturbatoires.
Mais le sexe n’est pas la seule explication de ce comportement de type "rodéo" ?
Non, effectivement, il n’y a pas un rapport sexuel à chaque fois. On a également pu observer que le cerf cherche à attirer le singe sur son dos afin de jouer avec lui ; mais aussi un comportement thermorégulateur quand le macaque s’allonge complètement sur le dos du cervidé afin qu’ils se réchauffent mutuellement. Il y a aussi le toilettage qui permet à l’un de se nourrir des puces, et à l’autre de se débarrasser des parasites. Par ailleurs, on s’est rendu compte que, si certains cerfs acceptent sans problème d’avoir le macaque sur leur dos, d’autres sont très agressifs. On ne sait pas pourquoi ils refusent d’être montés, si c’est juste une question de personnalité ou d’affinité. Enfin, on a voulu tester l’hypothèse d’un déplacement : les singes se servent-ils des ongulés pour faire de longues distances, comme nous avec un cheval ? Mais on n’a pas observé cela sur le terrain.
On ne peut observer des singes faire du rodéo sur des cerfs que sur l’île de Yakushima ?
Pas forcément. C’est vrai que c’est très connu dans cette région, ils en font même la publicité dans les magasins. Mais à côté d’Osaka, des chercheurs canadiens ont aussi observé des singes qui avaient ce comportement.
S’agit-il d’un comportement ancien, ou est-ce seulement récemment que les macaques ont décidé de monter sur des cerfs ?
C’est un point intéressant. En Chine comme au Japon, on va retrouver beaucoup de figurines qui montrent des macaques monter sur des chevaux. Les macaques représentent les messagers des dieux, et ils font le lien entre le cheval et l’humain. J’ai par exemple chez moi une figurine qui date d’un peu plus de 100 ans où on voit cela. Sur des parchemins japonais datant des XIIe et XIIIe siècles, on a également une série d’animaux quelque peu anthropomorphisés, dont un macaque assis sur un cerf. Cela veut-il dire qu’il s’agit d’un comportement ancien ? On ne le sait pas. Cela peut aussi être le fruit de l’imagination des dessinateurs et sculpteurs de l’époque.
On dit souvent que "l’Homme descend du singe", mais il serait plus correct de dire que nous sommes, nous aussi, des primates. Quel lien faites-vous entre ce comportement et notre espèce ?
Pourquoi les cerfs et les macaques se sont-ils rapprochés sur cette île japonaise précisément ? En réalité, les cerfs sika n’ont plus de prédateur naturel depuis la disparition du loup japonais au tout début du XXe siècle. Ils se sont donc reproduits, et sont aujourd’hui en surpopulation. Conséquence : ils manquent de nourriture car plus aucune plante ne pousse sur le sol, au point que certains sont contraints de manger leurs excréments. Se rapprocher des singes leur permet donc de profiter des feuilles ou des fruits qui tombent des arbres où vivent les macaques. Les singes, eux, en profitent pour se nourrir de leurs poux ou pour se réchauffer. C’est gagnant-gagnant en quelque sorte. Tout cela nous fait penser au rapprochement entre l’Homme et le cheval, ou entre l’Homme et le loup, ce qui aboutira au final à un processus de domestication. Les deux espèces y trouvaient un intérêt.
Mais ce n’est pas tout. En Arabie saoudite par exemple, des groupes de babouins volent régulièrement des chiots. Ils les habituent à vivre dans leur groupe, les nourrissent, et les chiens devenus adultes les protègent des autres canidés qui viendraient attaquer les bébés babouins. Il y a là aussi presque un processus de domestication qui serait à l’œuvre, sans l’aspect de modification génétique bien entendu comme ça a pu être le cas entre l’homme et le loup.
On a longtemps cru que la culture était réservée à l’Homme. On sait aujourd’hui que la plupart des animaux possèdent des comportements dits "culturels". Peut-on parler de culture, selon vous, quand on observe les macaques japonais ?
Qu’est-ce qu’une culture ? Il s’agit d’un comportement présent dans une ou plusieurs populations, absent dans une ou plusieurs autres populations, et qui ne peut pas s’expliquer par une différence écologique. On est donc parfaitement dans ce cas de figure. On sait que c’est présent à Yakushima et à côté d’Osaka, mais qu’on ne l’observe pas dans d’autres endroits du Japon où il y a des cerfs et des singes qui cohabitent. La question est désormais de savoir comment ce comportement est né, et d’observer si ça se propage ou non.
Il est aujourd’hui nécessaire d’incorporer les comportements culturels dans les programmes de conservation des espèces animales. Aujourd’hui, on parle uniquement de nombre d’individus et de patrimoine génétique quand on souhaite sauver une espèce, mais sauver ce patrimoine culturel chez les animaux est tout aussi essentiel. On s’est rendu compte qu’un programme de sauvegarde d’une espèce peut échouer si on ne prend pas en compte cet aspect.
Dans une autre étude que vous avez publiée le 7 janvier dernier, vous étudiez la pratique du dessin chez les macaques japonais. Avec cette question : et si les humains avaient commencé à dessiner par accident ?
L’utilisation de technologies complexes par les humains (Homo sapiens) et leurs ancêtres est une caractéristique clé de notre évolution, marquée par l’apparition des outils en pierre il y a 3,3 millions d’années. Ces technologies reflètent une complexité cognitive et une compréhension avancée des matériaux et des mécanismes. L’étude des primates actuels, en particulier ceux qui utilisent des pierres, offre un éclairage sur l’évolution des comportements humains.
En particulier, la manipulation de pierres par les macaques suggère que certains comportements complexes chez les humains, tels que la création d’outils tranchants et bifaces, pourraient être apparus de manière non intentionnelle. Les macaques japonais de Shodoshima ont ainsi été observés en train de laisser des marques sur le sol à l’aide de pierres et de craies. En analysant cette manipulation des pierres, je propose que le dessin chez les humains pourrait être apparu de manière involontaire ; ces origines non intentionnelles des comportements de marquage pourraient représenter les premiers précurseurs du dessin humain.