« Elles » ou la cuisse
Nos musées n’en finissent pas de mettre à l’honneur des femmes artistes victimes de l’odieux patriarcat. Il n’est pas question de valoriser leur talent mais d’offrir une revanche à ces «invisibilisées», ce qui suppose évidemment de condamner le regard que les peintres ont porté sur les femmes. Deux expositions parisiennes réécrivent l’histoire de l’art.
« Elles : les élèves de Jean-Jacques Henner ».Pour fêter ses 100 ans, le musée Jean-Jacques Henner (Paris, 17e arrondissement) a décidé de jouer la carte de l’originalité en proposant au public une exposition sur les artistes femmes qui suivirent l’enseignement du maître à l’Atelier des Dames ou à son atelier de la place Pigalle : Louise Abbéma, Mélanie Balleyguier-Duchâtelet, Hortense Bücher, Marie Cayron-Vasselon, Germaine Dawis, Ida Deurbergue, Noémie Guillaume, Laura Leroux, Jeanne Mazeau, Marie Petiet, Ottilie W. Roederstein, Juana Romani, Madeleine Smith, Dorothy Tenant et tant d’autres. Victimes du patriarcat systémique de ce xixe siècle finissant, méprisées par les critiques qui voulurent les cantonner aux « peintures de fleurs, aux portraits de maman ou aux rêveries » (Albert Pinard), gommées de la mémoire collective et de l’histoire de l’art, elles font aujourd’hui l’objet – elles sont, pardon, le sujet – d’une indispensable « (re)-découverte » et d’une salutaire « désinvisibilisation ». Quant à Jean-Jacques Henner (1829-1905), il était temps qu’on l’admire pour autre chose que ses œuvres. Le peintre des Marie-Madeleine pénitentes et des nymphes endormies est donc désormais un « passeur », un « esprit bienveillant » et un professeur « soucieux de partager son amour pour l’art et les maîtres anciens ». Une belle personne, en somme.
Des artistes oubliées à redécouvrir
« Elles ». Les noms de ces femmes talentueuses sont égrenés comme la liste de Schindler des rescapées de l’androcentrisme artistique occidental. Hiérarchiser leurs noms nuirait à la cause : on n’est pas là pour comparer. On n’est pas là non plus pour commenter lignes, formes, couleurs, matières et regards mais pour parler sororité, émulation, entraide et sociabilités féminines. Rien sur la lumière du jour dont s’abrite Thérèse Schwartze (1851-1918) dans son Autoportrait, rien sur le rendu des étoffes dans l’œuvre de Noémie Guillaume (1849-1916) ou sur le mouvement de La Bouquetière de Jeanne Choppard-Mazeau (1861-1896). Muses, élèves et artistes : on apprend que certaines ont fait fortune, que d’autres ont acquis une forme de notoriété quand d’autres encore ont peiné à se faire connaître et n’ont pas eu la « chance » (sic) de voir leurs œuvres intégrer des collections publiques. Au lieu d’admirer leurs toiles, on les plaint d’avoir été accusées par la critique de n’être restées que les pâles reflets de leur maître. On pleure enfin sur leurs tristes destins : Jeanne Mazeau mourut à l’âge de 35 ans, Juana Romani finit sa vie en asile psychiatrique après un début de carrière fulgurant, Aniela Pajakowna fut « inhumée dans une tranchée gratuite du cimetière de Bagneux dont il ne reste rien ». On en oublierait presque les refus, les déboires et les souffrances de ceux qu’il est désormais convenu d’appeler leurs « homologues masculins ». Amedeo Modigliani est pourtant mort lui aussi à 35 ans, Vincent Van Gogh n’était pas, semble-t-il, d’une incroyable stabilité psychique et Alphonse Mucha fut jeté dans une fosse commune sans avoir droit à ces néolarmichettes militantes.
À côté d’« Elles », il y a « elle », Suzanne Valadon (1865-1938), actuellement exposée au Centre Pompidou : muse de tous – Toulouse-Lautrec, Puvis de Chavannes, Degas, Renoir, Satie – élève de personne et peintre du siècle (le nôtre, évidemment). On pourrait l’aimer pour son Nu à la couverture rayée (1922), pour cette jeune femme lisant seule, assise nue au bord de son lit défait, la porte de sa chambre soigneusement fermée, le livre ouvert, les jambes jointes, les pieds croisés sur le tapis. Une belle représentation de ce qu’est un monde à soi : tout n’y est pas totalement clos ou impénétrable, mais une partie des choses et des êtres se dérobe subtilement au regard. Non. Ce qu’on doit aimer chez elle, c’est qu’elle bénéficie très tôt d’une « programmation outrageusement dominée par les hommes », qu’elle « sabote les stéréotypes » de genre, montre aussi bien « la vulnérabilité masculine que la puissance féminine », « repousse les conventions du corps féminin gracieux » et que, grâce à elle, les femmes sont enfin « nues pour elles-mêmes » sans avoir à « sentir éternellement peser sur leurs corps un regard réifiant ». Bien fait pour André Utter, de vingt ans son cadet, s’il devient son Adam (Adam et Ève, 1909) : « Elle a assez posé pour les autres, il est bien temps que les hommes posent pour elle. » Haro sur son fils, Maurice Utrillo (1883-1955) dont les tableaux se sont mieux vendus que les siens : « Après avoir mangé le sang de sa mère, il lui mange son succès. » Et, sororité oblige, au diable ses aînées, les Berthe Morisot et autres Mary Cassatt, avec « leurs pages émouvantes bourgeoisement en vogue ». C’est beau, le néoféminisme.
sur une peau de panthère, 1923 © MNAM-CCI/Hyde/RMN
Une critique du néoféminisme artistique
C’est beau comme du Linda Nochlin (1931-2017). Pour la théoricienne de la libération des femmes dans l’art, auteur (sans -e, mille excuses) en 1971 de Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? – sorte de manifeste révolutionnaire qu’elle augmenta de quelques pages inspirantes en 2006 –, on doit débarrasser la société des notions de génie, de talent et de grandeur qui sont autant de concepts semi-religieux forgés par des mâles blancs et bourgeois. Ce qui compte n’est pas d’avoir du talent mais d’être créative, de faire entendre sa voix et de laisser une trace : à l’heure de la post-grandeur, les chefs-d’œuvre n’ont plus d’intérêt, seules comptent les œuvres innovantes et provocatrices. Détail important : la créativité n’est pas un don, mais le résultat d’un soutien institutionnel et éducatif. Réjouissons-nous, car vu le nombre d’ateliers pour enfants proposés aujourd’hui dans les musées et les livres de sensibilisation à l’art destinés aux tout-petits, nous sommes en train de fabriquer, à défaut de génies, une foule d’artistes inventifs et de créateurs hors pair.
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L’exposition Suzanne Valadon prône la féminité sans concession, c’est-à-dire débarrassée du male gaze (« regard masculin »). Les seins qui tombent, des cuisses de percheron à l’air, la clope au bec au lit : ça s’appelle être nue pour soi-même.
Quant à l’exposition sur les élèves de Jean-Jacques Henner, elle donne l’impression de lire le menu d’un restaurant affichant fièrement que le plat principal sera accompagné de ses « petits légumes oubliés », ou bien de feuilleter une thèse qui prétend avoir découvert chez un écrivain de quinzième zone de quoi révolutionner l’histoire de la littérature. On n’est pas obligé de manger des racines comme Scarlett O’Hara à son retour à Tara, ni de trouver systématiquement intéressants des auteurs que la mémoire collective n’a pas jugé inoubliables. Les élèves de Jean-Jacques Henner n’ont pas à partager le destin des thèses universitaires ou des petits légumes oubliés de nos assiettes créatives. Aucune raison ne justifie que l’on goûte leur peinture parce que ce sont des femmes ou qu’on ne lise dans leurs tableaux que le poids de la misogynie artistique dont elles ont été les victimes.
Un regard contrasté sur la Journée des femmes
Les femmes méritent mieux que ce misérabilisme et ce rien-à-foutrisme. Après tout, le 8 mars est leur jour. On est bien sûr libre de vouloir être nue pour soi-même ou de se sentir comme un petit légume oublié. Mais on peut aussi aimer se voir à travers le désir, le rêve et l’imagination des hommes artistes. Il ne leur est pas plus interdit de nous peindre comme ils le souhaitent, qu’il ne doit être imposé aux femmes artistes de se limiter aux portraits d’enfants et aux compositions florales. Qui sommes-nous pour eux ? que cherchent-ils en nous ? nous ont-ils comprises ? sont des questions auxquelles les œuvres peintes ou écrites par des hommes répondent toutes un peu, à leur manière. N’en déplaise à la grande consœurie des allergiques au regard que ces hommes ont posé sur d’autres qu’elles, il est bien doux de pouvoir faire porter aux femmes d’une Suzanne Valadon « la Robe de Désir frémissant et onduleux » d’un Charles Baudelaire (La Madone), et bien douloureux de lire sous la plume d’un Milan Kundera que le regard amoureux de Jean-Marc ne consolera pas Chantal de savoir que les hommes ne se retournent plus sur elle (L’Identité). Dans une société qui est en train de remplacer l’incompréhension entre hommes et femmes par l’indifférence forcée entre les sexes, laissons le dernier mot à Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842). Portraitiste officielle de Marie-Antoinette, peintre au fort caractère ayant vécu de son art, elle raconte dans ses Souvenirs (1755-1842) qu’elle se dérobait aux hommes dont elle faisait le portrait et qui « voulaient lui faire des yeux tendres », en les peignant « à regards perdus », c’est-à-dire en les obligeant à regarder au loin. Elle confie aussi avoir été flattée que Voltaire « embrasse à plusieurs reprises » et « après l’avoir regardé longtemps », le portrait d’elle qu’avait peint le miniaturiste suédois Pierre Adolphe Hall.
Que la Journée des femmes garde, dans l’art et dans la vie, la saveur de cette merveilleuse contradiction.
À voir :
« Elles : les élèves de Jean-Jacques Henner », musée national Jean-Jacques Henner, 43 avenue de Villiers, 75017 Paris. Jusqu’au 28 avril 2025.
« Suzanne Valadon », Centre Pompidou, place Georges Pompidou, 75004 Paris. Jusqu’au 25 mai 2025.
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