Mohammed VI ou le courage d’une diplomatie modérée, par Frédéric Encel
"Vous avez ouvert les portes de l’enfer", votre "châtiment sera éternel", "sale petit microbe noir pire qu’un cancer", "je ferai couler des rivières de sang", "vous êtes Satan"… Dans la vaste zone Maghreb/Moyen-Orient, on ne compte plus les diatribes hallucinées de chefs politiques et de dictateurs aux discours de matamores dont la virulence traduit davantage leur fanatisme qu’une capacité objective à mettre en œuvre "l’apocalypse" promise sur le sol ennemi. Jadis Nasser et Hadj Amin al-Husseini, naguère Saddam Hussein, Kadhafi et les Assad, récemment Sinwar et Nasrallah, aujourd’hui le pathétique Khamenei et ses affidés Houthis yéménites ; généralement, Israël est la cible de ces imprécations grotesques – parfois flanqué de l’Occident dans son ensemble ou de "traîtres" – systématiquement, ces pourfendeurs grandiloquents connaissent défaite et déshonneur, jusqu’au ridicule pour certains. Pire : leurs très coûteuses postures et politiques ultra-répressives maintiennent ou plongent leurs populations dans la misère. Libye, Irak, Syrie, Iran et même Soudan auraient pu incarner des havres de paix et de prospérité sans leur aveuglement rageur.
Un Etat de la zone au moins échappe tout à fait à cette malédiction du fanatisme : le Maroc. Depuis son avènement au trône, le roi Mohammed VI incarne objectivement une politique diplomatique mesurée, pondérée, ouverte et, finalement, gagnante. Nul coup de menton ni logorrhée complotiste, pas de grands effets de manche, le doigt vengeur pointé sur l’ennemi animalisé à éradiquer, mais un discours et une politique frappés au coin de l’équilibre et de la modération. Prenons le cas de figure paradigmatique du conflit israélo-palestinien. Tout en signant les accords d’Abraham avec Israël en 2020, le souverain chérifien n’a jamais cessé de rappeler la nécessité d’une solution à deux Etats.
Descendant du Prophète et, à ce titre, commandeur des croyants (et donc de l’Organisation de la coopération islamique qui regroupe les 57 Etats majoritairement musulmans, ainsi que du comité al-Qods [Jérusalem]), le souverain chérifien aurait pu se contenter de la ligne traditionnelle dite du Front du refus. Il a préféré s’exposer à la fureur de l’Algérie et d’autres acteurs du monde arabe, y compris au sein du personnel politique marocain, afin non seulement de promouvoir son économie (par un accroissement du volume et de la valeur des échanges) et donc le bien-être de sa population, mais aussi d’obtenir la reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara (ex-espagnol, dit aussi occidental), et, in fine, d’espérer figurer à terme au premier rang des puissances participantes à un futur processus de paix qui finira par advenir.
Tendance à la pondération
Abandon des Palestiniens ? Certes pas puisque le palais eut des mots (légitimement) très sévères sur la catastrophe humanitaire en cours à Gaza. Cette tendance à la pondération voulue constructive se retrouve aussi en Afrique de l’Ouest ou encore dans les rapports à l’Occident, avec notamment des choix d’acquisition de services et de matériels à haute valeur ajoutée, civils comme militaires, disparates ; à l’instar d’émergents comme l’Inde ou le Vietnam, le Maroc ne s’inféode à personne et ne met pas tous ses œufs dans le même panier.
On retrouve un phénomène assez similaire en interne : que des assassins islamistes perpètrent des attentats meurtriers à Casablanca en 2003, et le monarque décide non pas de reculer mais au contraire d’accélérer la réforme de la Moudawana (le code de la famille) en faveur… des droits des femmes, à peine un an plus tard. Rage des extrémistes ! Que la zone (et au-delà, hélas) connaisse un repli identitaire volontiers ethniciste et antisémite, le voilà qui inclut dans la nouvelle Constitution de 2011 les dimensions culturelles berbère et juive aux côtés de celle arabe. On notera au demeurant que les manifestations propalestiniennes de 2024 – numériquement plus importantes que dans le reste du monde musulman – ne se caractérisèrent par aucun mouvement de foule ni slogan à caractère antisémite. Une réalité qu’on adorerait connaître à nouveau en France… Le grand diplomate Talleyrand disait avec raison que "tout ce qui est excessif est négligeable". Le souverain marocain n’est ni l’un ni l’autre.
Le Maroc sera le pays invité des 10e Rencontres géopolitiques de Trouville-sur-Mer (du 19 au 21 septembre, entrée libre), dont L’Express est partenaire.
Frédéric Encel, chroniqueur à L'Express, auteur d’une thèse de doctorat sur Jérusalem, publiée sous le titre "Géopolitique de Jérusalem" (Flammarion, 2009).