Le roman est devenu le miroir d’un individualisme contemporain, par Abnousse Shalmani
Quand John Galsworthy rencontre Ada, elle vient d’épouser son cousin germain. Il n’en tombe pas moins amoureux. Quatre ans plus tard, alors qu’il s’ennuie en exerçant paresseusement le métier d’homme de loi pour satisfaire son père, de retour d’un voyage en Australie où l’ont mené les affaires, il rencontre l’officier de marine J. K. Korzeniowski, qui deviendra son meilleur ami et bientôt célèbre sous le nom de Joseph Conrad, et revoit, quelque dix jours plus tard, sa cousine par alliance Ada sur le quai d’une gare parisienne. Conrad et Ada vont tous les deux le pousser à écrire. Il en sortira un chef-d’œuvre, L’Histoire des Forsyte, roman dynastique, roman social, roman qui raconte la Grande-Bretagne de l’époque victorienne jusqu’à l’après-Première Guerre mondiale, publié entre 1906 et 1933. Il obtiendra le prix Nobel de littérature en 1932. Durant dix ans, Ada sera sa maîtresse avant qu’elle ne divorce pour épouser son grand amour. Son mari, cruel et brutal, la maltraitait, elle l’avait déjà quitté et vivait seule mais John Galsworthy attendait la mort de son père pour l’épouser.
Joseph Conrad et Ada, tout comme le père de Galsworthy, la figure de sa mère, des éléments de sa vie réelle ont servi de matière aux personnages, situations, dramaturgie de sa grande et sublime saga, mais ils sont "noyés" dans son imagination, transcendés par le travail d’écrivain, devenant des figures humaines prototypales et pourtant singulières d’une époque, d’un quotidien, des mentalités et des mœurs. Rien n’est vrai et pourtant tout est réalité, tous les personnages sont pris sur le vif, ils déploient leurs doutes et certitudes et à près d’un siècle de différence, le lecteur d’aujourd’hui peut encore s’y reconnaître, souffrir, hésiter, s’étonner, rire sans que le temps qui passe n’y fasse rien. C’est ce qui s’appelle un chef-d’œuvre, mais c’est ce que devrait être toute littérature : un travail d’imagination qui broie le réel pour le rendre universel et intemporel, pour qu’un personnage inventé en 1896 continue d’exercer la même attraction romanesque et introspective.
Mettre son intime au service de plus grand que soi : le personnage
Ayant la chance et l’honneur de faire partie de plusieurs jurys littéraires et ma passion de la littérature étant demeurée intacte depuis l’enfance, chaque arrivée de livre dans ma boîte aux lettres est un cadeau inestimable, chaque livre que j’ouvre est une promesse, chaque livre reçu est lu avec le même intérêt, quelle que soit mon amitié ou mon inimité vis-à-vis de l’auteur. Les opinions politiques, la personnalité, la réputation d’un auteur s’effondrent comme un château de cartes dès qu’il s’agit de lire le fruit de son travail.
Ce qui ne cesse de me surprendre dans mes lectures contemporaines est l’absence quasi généralisée de littérature, la majorité des romans que je lis sont des journaux intimes, des photocopies de récits de soi à peine passés par le tamis de l’imagination, de la projection littéraire, d’une ambition romanesque. Comme s’il suffit de vivre pour raconter, comme si c’était trop d’efforts que de sortir de soi pour projeter son humanité sur l’autre, mettre son intime au service de plus grand que soi : un personnage. Même quand il s’agit d’une enquête biographique ou de l’autopsie d’un fait divers l’auteur met en scène sa vie ! Il arrive que la qualité littéraire soit pourtant (et heureusement) là, mais cela demeure au niveau scolaire, de belles phrases, un bel enchaînement sonore, un sens poétique, mais manque douloureusement le souffle, l’emportement des sens, la puissance de textes qui s’imprègnent durablement en vous.
Est-ce la conséquence de l’individualisme ? L’incapacité à laisser sa plume vagabonder vers des rivages inconnus où on peut être saisi par l’inattendu, une dérive surprenante du personnage, une autre vie que la sienne qui vient contrecarrer le cours d’une existence vécue, connue, répertoriée dans des chapitres qui sont autant de prisons ? Toute vie humaine est passionnante car elle cache dans ses replis secrets des monstres, des tentations inavouables, des malaises, des désirs qui sont autant de pulsions de morts, des fantasmes qui ne se vivent pas, mais se rêvent ou… s’écrivent ! C’est à cela que sert la littérature : à explorer ce qui ne se laisse qu’à peine effleurer dans le monde réel. Avouer une infidélité, même dégueulasse, n’est pas de la littérature, c’est de la confession petite bourgeoise.