Qu’est-ce qu’une guerre civile d’atmosphère?
Le plus inquiétant n’est pas que les partis politiques s’opposent de plus en plus violemment à l’Assemblée nationale, ou que les débats médiatiques s’enflamment. Le plus inquiétant, c’est que les fractures sont descendues dans les consciences. Les citoyens ne forment plus vraiment un peuple uni, ils deviennent des camps retranchés et des forteresses de ressentiment…
Il y a des événements qui révèlent plus que mille discours. L’affaire de cette étudiante palestinienne de vingt-cinq ans, idéologiquement proche du Hamas et auteure de tweets d’un antisémitisme d’une violence nue, appartient à cette catégorie. Vingt-cinq ans : l’âge où les convictions ne sont plus des maladresses, mais des choix assumés. Ce qu’elle a écrit ne relève pas d’un excès de jeunesse mais d’un imaginaire formé dès l’enfance : la haine du juif comme principe fondateur et, derrière elle, la volonté d’anéantir ce qu’il incarne – un monde, une mémoire, une altérité – pour imposer à l’Occident sa conversion idéologique et religieuse. Le Juif n’est ici qu’un avant-poste : c’est l’Occident lui-même qui est visé, non seulement pour être détruit, mais pour être refondu dans un autre ordre moral, un autre récit de civilisation.
Et pourtant, cette jeune femme a été accueillie comme réfugiée, inscrite à Sciences Po Lille, hébergée par son directeur. Ce n’est pas simplement de la naïveté. Ce geste est un basculement. Il ne s’agit pas seulement d’offrir l’asile à une personne : en fermant les yeux sur ce qu’elle porte en elle, c’est une idéologie que nous introduisons au cœur de nos institutions. Et elle n’est pas seule. D’autres viendront. D’autres jeunes adultes, Palestiniens ou non, nourris depuis l’enfance à la haine du Juif et au rêve d’un Occident humilié, converti de force à leur récit.
Alliances douteuses
Il faut cesser de croire qu’il ne s’agit que d’un aveuglement. Ce sont déjà des complicités. Derrière la façade de l’humanisme, il y a des alliances silencieuses, des trahisons qui se préparent, certaines déjà à l’œuvre. Dans les années 30, les élites françaises et européennes, persuadées de défendre la paix universelle, ont tendu la main à des forces qui allaient devenir l’instrument de la collaboration. Elles croyaient défendre la civilisation ; elles en préparaient la reddition. Aujourd’hui, nous répétons ce geste : accueillir au nom de la générosité une idéologie dont le but avoué est la soumission et la transformation de notre monde.
Je n’ai pas découvert ce discours sur les réseaux sociaux. Il y a vingt ans, à Marseille, l’école de police avait choisi de loger ses élèves au cœur d’une cité sensible. Ces jeunes policiers vivaient plusieurs semaines dans les mêmes immeubles que les habitants. J’ai animé des rencontres entre les policiers et les adolescents de ce quartier. Et déjà, ces jeunes regardaient les vidéos du Hamas, glorifiaient ses combattants, commentaient les attentats comme des victoires. C’était il y a vingt-cinq ans. Cette culture n’a pas disparu ; elle s’est enracinée, consolidée, et elle entre désormais par nos frontières, protégée par le masque de l’asile.
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Pendant que nous sanctuarisons cette idéologie au nom d’un humanisme devenu aveugle, un autre signe retentit, implacable : les juifs quittent à nouveau l’Europe. Leur départ n’est jamais une donnée statistique, mais une alarme historique. Dans les années 30, leur exode annonçait que la civilisation européenne était prête à se trahir elle-même. Aujourd’hui, leur fuite nous dit que l’air est redevenu irrespirable, que la guerre civile d’atmosphère est déjà là, avant même que les armes ne parlent.
Le grand effacement
Ce n’est donc pas seulement de l’aveuglement. C’est un mouvement plus profond : l’acceptation passive, parfois complice, de l’anéantissement des juifs comme prélude à la conversion forcée de l’Occident. Une nation qui fait de ce projet le symbole de sa générosité n’est pas seulement perdue : elle prépare son effacement. Et c’est ainsi que commence une guerre civile d’atmosphère : par ces signes diffus, ces silences complices, ce brouillard moral qui précède toujours les catastrophes visibles.
Qu’est-ce qu’une guerre civile d’atmosphère ? Ce n’est pas la guerre ouverte, avec ses colonnes de fumée et ses cadavres au coin des rues. Ce n’est pas encore l’embrasement des quartiers, l’affrontement des milices, le fracas des armes. C’est autre chose, de plus sourd, de plus insinuant : une tension diffuse, qui s’épaissit dans l’air au point que chacun la respire sans même la nommer. C’est une guerre invisible, sans déclaration ni front officiel, mais dont tout le monde pressent qu’elle est déjà commencée dans les têtes et qu’elle pourrait, à la moindre étincelle, se matérialiser en actes.
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Avant les blessures irréparables, avant les pages sanglantes de l’Histoire, il y a l’ambiance. Ce mot, banal et pourtant décisif, dit tout : l’atmosphère sociale, ce climat d’invisible qui imprègne les gestes, les regards, les silences, jusqu’aux réseaux où circulent les colères anonymes. Une ambiance de guerre civile, c’est quand le lien social cesse d’être une évidence et devient un champ de suspicion. Ce n’est pas la rupture brutale mais la fissure progressive, le tissu du commun qui se délite fil après fil, jusqu’à ce que tout se rompe. Ce n’est pas encore l’odeur du sang, mais déjà la crispation des mâchoires, l’évitement de l’autre, la haine muette. On ne s’écoute plus. On ne parle plus que pour s’invectiver. La conversation se transforme en ligne de front.
Drôle d’ambiance
Le plus inquiétant n’est pas que les partis s’opposent, que les débats médiatiques s’enflamment. Le plus inquiétant, c’est que cette fracture est descendue dans les consciences. Les citoyens ne forment plus un peuple ; ils deviennent des camps retranchés, des forteresses de ressentiment. L’adversaire politique cesse d’être un contradicteur : il devient un traître. Dans une guerre civile d’atmosphère, l’autre n’est plus un partenaire de débat ; il est celui avec qui toute coexistence devient impossible. La politique ne consiste plus à chercher des compromis mais à désigner des ennemis.
Depuis longtemps, je l’affirme : la guerre civile commence dans les têtes avant de se manifester dans les rues. Avant les balles, il y a les regards qui se détournent. Avant les barricades, il y a les mots qui blessent. Avant la tragédie, il y a ce refus de reconnaître en face de soi un semblable.
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Et aujourd’hui ? Est-il trop tard ? Trop tard pour réparer les morceaux épars de ce corps social que tout semble pousser à la dislocation ? Peut-on encore recoudre l’esprit d’une nation quand chacun vit dans une mémoire blessée et une peur de l’avenir ? J’ai longtemps voulu y croire. J’ai voulu parier sur la possibilité d’un sursaut : que la conscience du péril nous ramène à l’essentiel. Mais je vois les lignes se durcir, les rancunes s’installer, les haines devenir habitudes. Et le doute s’insinue.
Ce qui glace, c’est que cette fissure ne concerne pas seulement la France. C’est tout l’Occident qui se défait. Non pas sous l’effet d’un ennemi extérieur, mais par usure intérieure : par ses divisions, ses rancunes accumulées, son épuisement spirituel. Nous devenons faibles parce que nous avons cessé de croire en un avenir commun. Et l’histoire nous donne un signe : déjà, des juifs commencent à quitter l’Europe. Encore. Toujours eux, éternels baromètres de la santé morale d’un continent. Leur départ n’est jamais anodin : il annonce la faillite d’un monde. Quand les juifs s’en vont, c’est que la civilisation se prépare à se trahir elle-même.
Il ne s’agit plus seulement de préserver une capacité abstraite à être ensemble. Nous sommes entrés dans un combat pour la survie même de la nation, avec tous ceux qui, quelles que soient leur confession, leur couleur de peau ou leurs origines, choisissent résolument d’en faire partie et de la défendre. Ce n’est plus une question morale mais une bataille existentielle : maintenir un pays vivant, ou le voir se dissoudre dans une guerre intérieure larvée dont nous aurons nous-mêmes pavé le chemin.
Sommes-nous encore capables de livrer ce combat ? De reconnaître nos alliés véritables et nos ennemis réels ? De briser la complaisance et de nommer ce qui menace ? Je l’ignore. Mais il reste peut-être un court instant avant la bascule. Alors, parlons. Écoutons. Rassemblons ceux qui veulent encore que ce pays vive, et faisons-le avec lucidité. Car une guerre civile d’atmosphère ne prévient pas. Elle est là, silencieuse, et un matin, elle a déjà changé l’air que l’on respire.
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