Bangladesh: sous la pression des islamistes, les chanteurs soufis déchantent
"Depuis une quinzaine d'années, c'est difficile, mais après le 5 août (2024) - date à laquelle Mme Hasina a fui le pays au terme de plusieurs semaines d'émeutes violemment réprimées - la situation a empiré", se lamente Jamal.
Le soufisme est une pratique mystique et ésotérique considérée comme déviante par les partisans d'un islam rigoriste.
Ses adeptes, nombreux dans ce pays à majorité musulmane, affirment être l'objet de menaces depuis l'éviction de Mme Hasina qui s'est accompagnée de la montée en puissance des islamistes réprimés sous l'ancien régime.
Au moins 40 sanctuaires en lien avec le soufisme ont été vandalisés, selon des chiffres officiels, mais leur nombre serait deux fois plus élevé, soutiennent d'autres sources.
Les concerts, qui avaient lieu autrefois dans ces sanctuaires, sont de plus en plus rares.
"Nous avions l'habitude de nous produire 40 fois par saison mais désormais c'est plutôt une vingtaine en raison de la résistance de certaines personnes", raconte le quinquagénaire qui se produit aux côtés de musiciens jouant des instruments à cordes ou des percussions.
Sanctuaires vandalisés
D'autres artistes traditionnels, les Baul, qualifiés de "ménestrels mystiques" par l'Unesco qui les a classés en 2008 au patrimoine immatériel de l'humanité, sont également menacés.
Sardar Hirak Raja, secrétaire général de l'Association des Baul et artistes folkloriques du Bangladesh, estime que plus de 300 représentations musicales ont été annulées depuis l'an passé.
Il y a quelques mois, à Dinajpur, dans le nord du Bangladesh, un groupe armé de bâtons a saccagé un sanctuaire populaire, sous prétexte qu'il avait accueilli de la "musique inappropriée".
D'autres édifices religieux ont été vandalisés à travers ce pays de 168 millions d'habitants.
Le mouvement islamiste "Tauhidi Janata" ("Les Gens de foi"), pour qui la musique est interdite par l'islam, est accusé d'être à l'origine d'un bon nombre de ces saccages.
L'influente coalition d'organisations islamistes Hefazat-e-Islam dit désapprouver les concerts dans des lieux de culte.
"Un groupe de personnes se rassemble dans des sanctuaires, consomme du cannabis et organise des rencontres musicales — ce qui est interdit dans notre religion", a vilipendé le secrétaire général de Hefazat-e-Islam, Mawlana Mamunul Haque.
Pour des experts, ce différend remonte à des décennies.
"Les chanteurs soufis et Baul sont la cible d'attaques depuis une dizaine d'années, mais ces incidents sont désormais plus fréquents", souligne Anupam Heera Mandal, qui enseigne le folklore à l'Université publique de Rajshahi.
"Réduire au silence"
"Comme ils portent rarement plainte, les infractions commises à leur encontre restent souvent impunies", relève ce chercheur.
Le gouvernement provisoire dirigé par le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus est accusé de faire preuve de clémence envers les auteurs de ces actes. Au total, seuls 23 ont été arrêtés.
Mostofa Sarwar Farooki, conseiller aux affaires culturelles au sein de l'exécutif, estime que l'ampleur des violences est "relativement faible".
"Chaque fois qu'un festival est annulé, nous aidons les organisateurs à le re-programmer", affirme-t-il à l'AFP, soulignant que le gouvernement travaillait à un "projet spécifique" pour venir en aide aux chanteurs.
Mais beaucoup estiment que ce programme est à la fois trop peu ambitieux et trop tardif.
"Pour les chanteurs mystiques, les paroles ne sont pas seulement des mots — elles sont porteuses du savoir. A travers la musique, ils répandent cette philosophie", explique Faisal Enayet, diplômé en marketing et amateur de musique soufie.
Il regrette que "certains essaient désormais de les réduire au silence".
Le chanteur soufi Shariat Bayati peut en témoigner: il a fait de la détention en 2020 pour avoir porté atteinte à l'islam.
"Je n'ai pas pu me produire dans ma cour en mars dernier. Ceux qui ont intenté cette action sont plus puissants maintenant, et ils continuent de me menacer", regrette-t-il.
Malgré les difficultés, il est "fondamental de surmonter sa colère", a toutefois expliqué Fakir Nahir Shah, l'un des Bauls les plus connus du pays, lors d'un récent rassemblement à Kushtia (ouest), centre culturel et musical du Bangladesh.