Pourquoi l’Espagne est le premier avocat de la cause palestinienne en Europe
D’où vient ce fort sentiment pro-palestinien qui fait de l’Espagne un cas à part en Europe, alors que la guerre et la désolation se poursuivent sans relâche dans la bande de Gaza ? A l’arrivée de la Vuelta, équivalent hispanique du Tour de France cycliste, à Madrid, dimanche 14 septembre, des manifestants dénonçant l’horreur en cours au Proche-Orient ont provoqué des troubles tels que les coureurs cyclistes ont été empêchés d’achever leur épreuve sportive. Au même moment, depuis la ville andalouse de Malaga où il tenait meeting, le Premier ministre socialiste Pedro Sanchez a apporté son soutien aux manifestants, exprimant sa "reconnaissance" et son "respect absolu" des sportifs, mais aussi son "admiration" pour le peuple espagnol "qui se mobilise pour des causes justes, comme celle de la Palestine".
De quoi déclencher une polémique que l’opposition n’a pas manqué d’attiser en affirmant, le lendemain, que le sabotage de la Vuelta avait été préparé par des militants indépendantistes basques et par des factions islamistes proches du Hamas. En taxant au passage le chef du gouvernement d’antisémitisme. Et en l’accusant d’entretenir, avec la complicité de "la gauche réactionnaire", un écran de fumée destiné à masquer les scandales de corruption qui éclaboussent depuis plusieurs mois le Parti socialiste espagnol, et à faire oublier l’incapacité de l’exécutif, depuis trois ans, à faire voter un budget au Parlement, en raison d’une majorité très précaire.
Etablir des ponts entre l’Europe et le Moyen-Orient
Rosa Meneses, sous-directrice du Centre d’études arabes contemporaines de Madrid, a une tout autre lecture du soutien espagnol à la cause palestinienne. "Notre pays est antimilitariste et farouchement attaché à la paix, à la justice et aux droits humains, car il garde un souvenir douloureux des souffrances occasionnées par la guerre civile (1936-1939) et les quarante ans de dictature franquiste qui ont suivi", souligne-t-elle. Et cette spécialiste d’approfondir : "Les générations de nos parents et de nos grands-parents ont encore à l’esprit la lutte pour la démocratie qui a permis à l’Espagne de revenir sur la scène internationale et d’établir des ponts entre l’Europe et le Proche-Orient, notamment en 1991 avec la conférence de Madrid engageant le processus de paix qui mena deux ans après aux accords d’Oslo. Cela fait aujourd’hui partie du corpus de valeurs des Espagnols et cela va bien au-delà de la question de la Palestine". A Barcelone par exemple, tout le monde garde en mémoire la manifestation monstre de 2003 contre l’invasion de l’Irak, qui avait fait descendre 1,3 million de gens dans la rue.
Selon le baromètre annuel de l’institut royal El Cano publié en juillet 2025, l’immense majorité de la population (82 % des personnes interrogées) qualifie de génocide ce qui se passe à Gaza. Pour autant, cette condamnation claire de l’action de l’État d’Israël "ne se traduit pas par une augmentation de l’antisémitisme en Espagne, lequel reste minoritaire", assure l’institut. D’après Rosa Meneses, les Espagnols sont "matures" et font autant la distinction entre "les Israéliens et le gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahou qui massacre les Gazaouis" qu’entre "le peuple palestinien et les terroristes du Hamas".
D’où, sans doute, l’assentiment général exprimé dans l’opinion lorsque Pedro Sanchez a annoncé début septembre un nouveau paquet de sanctions contre Israël (fermeture de l’espace aérien et des ports espagnols aux avions et bateaux acheminant des armes en Israël, interdiction pour les entreprises israéliennes de répondre à des appels d’offres publics en Espagne…).
"Etre du bon côté de l’Histoire"
"Le soutien à la cause palestinienne relève d’une 'tradition diplomatique', note Moussa Bourekba, chercheur au Centre de recherche en relations internationales de Barcelone (Cidob) : "Après la Seconde Guerre mondiale, Madrid a été totalement exclu des débats sur la création de l’Etat d’Israël. Pour rompre cet isolement, Franco a développé des relations avec certains pays arabes, en échange de leur pétrole et de leur soutien à l’intégration de l’Espagne aux instances de l’ONU." En outre, souligne cet expert de la région, l’Espagne n’a pas "le même passif" que l’Allemagne et la France sur l’Holocauste, de sorte qu’"elle n’a pas la pudeur de ces deux pays européens à parler de génocide à Gaza et à critiquer avec virulence le gouvernement Netanyahou".
La question palestinienne transcende en tout état de cause le clivage gauche-droite. C’est sous le régime militaire de Franco que l’Espagne a commencé à soutenir la cause palestinienne tandis qu’à l’inverse, c’est le gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez qui, en 1986, a reconnu l’Etat d’Israël, rappelle Moussa Bourekba. Quant à la reconnaissance de l’Etat palestinien annoncée en mai 2024 par Pedro Sanchez, elle avait fait l’objet d’un vote initial au Congrès des députés espagnols dix ans plus tôt… sous le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy.
Enfin, à ceux qui établissent un lien entre le sentiment pro-palestinien actuel et les sept siècles de présence arabo-islamique dans la péninsule ibérique (711-1492), les historiens renvoient à l’Espagne séfarade, les quinze siècles pendant lesquels une culture juive arabe florissante s’y est développée. Aujourd’hui, Pedro Sanchez dit vouloir "être du bon côté de l’Histoire".