Jeunes hommes: tous tueurs nés, vraiment?
Dans la série Adolescence, un petit Blanc de 13 ans sans histoire poignarde une camarade de classe. La diffusion de cette fiction a suscité un vent de panique morale en Angleterre, jusqu’au sommet de l’État. Vue comme une très sérieuse mise en garde contre un fléau montant, cette fable est davantage un sermon contre la masculinité.
« Aucun spectacle n’est plus ridicule que celui du public britannique quand il est en proie à une de ses crises périodiques de moralisme effréné. » Cette citation de l’historien et homme politique victorien Thomas Babington Macaulay décrit parfaitement la manière dont la série anglaise à grand succès Adolescence a été accueillie dans son pays lors de sa sortie sur Netflix au mois de mars.
Une panique morale s’est alors emparée de la population, d’une nature très différente toutefois de celle que l’on avait connue lors de la révolution sexuelle des années 1960. Cette fois, on a assisté à ce qui ressemble à une manipulation de l’opinion par l’État, avec une volonté de fabriquer, bien que de manière malhabile, un consensus qui en réalité n’existe pas.
Adolescence met en scène une famille blanche de la classe moyenne inférieure du nord de l’Angleterre, dont la vie est bouleversée par l’arrestation de son fils de 13 ans, Jamie, qui, apparemment inoffensif, est accusé d’avoir poignardé à mort une camarade de classe avec un couteau de cuisine.
Le premier épisode raconte l’arrestation et l’interrogatoire du collégien par la police. Sa famille, sous le choc, n’arrive pas, pour des raisons compréhensibles, à y croire. Quand, enfin, il se trouve face aux preuves incontestables de la culpabilité de son fils, le père fond en larmes.
Incels
Les épisodes 2 et 3 montrent comment le crime est devenu inévitable : brimé par ses camarades et traité d’« incel » (célibataire involontaire), le garçon tourne mal en découvrant sur internet – à l’insu de sa famille – la « manosphère », la sous-culture numérique machiste.
Plusieurs séquences frôlent la caricature. L’école de Jamie est en ruine. Le jeune policier qui enquête sur lui doit se faire expliquer par son fils ce que c’est qu’Instagram. Et la scène de l’entretien entre Jamie et une jeune experte psychiatrique, censée être aussi angoissante que la première confrontation entre Clarice Starling et Hannibal Lecter dans Le Silence des agneaux, a inspiré une série de posts hilarants sur X parodiant les tentatives de cette nouvelle infirmière Ratched d’humilier la virilité du garçon.
Dans l’épisode 4, la famille essaie de se redonner du courage en faisant une sortie dans un magasin de bricolage. Dans ce qui ressemble à un épisode des Simpson – les blagues en moins –, les parents et leur fille font tout pour se donner l’impression d’être une famille normale, avant que le père et la mère soient pris de frayeur quand ils réalisent que, malgré la solidité de leur couple et leur amour inconditionnel pour leurs enfants, ils ont permis pendant des mois à leur fils de consulter son smartphone seul dans sa chambre, ce qui a suffi à lui ouvrir la porte du Diable.
Il faut souligner que toute cette histoire est une fiction. Une histoire totalement inventée qui, à certains égards, manque de plausibilité. Rares sont les assassins de 13 ans élevés par une famille stable et aimante. Rares sont les fils de policiers noirs brutalisés à l’école par des petits Blancs arrogants. Invraisemblable est la façon dont Jamie, confronté à la psychiatre, est pris d’accès d’agressivité soudaine qui ressemblent à une possession démoniaque.
Dès la diffusion de cette série, qui ressemble à un sermon laïque contre la masculinité, il a été proclamé de toutes parts qu’Adolescence avait initié un salutaire « débat national ». Le sujet a même été traité à la Chambre des communes. Et la chef de l’opposition conservatrice, Kemi Badenoch, a évidemment choqué les journalistes quand, interviewée par la BBC, elle a refusé de considérer que la série était un reflet fidèle de la réalité et une mise en garde contre un fléau montant.
Doxa progressiste
Bien que je croie qu’Adolescence n’a absolument rien à nous dire sur les vraies causes de l’épidémie de crimes à l’arme blanche au Royaume-Uni, la série est intéressante, car elle offre un cas d’école quant à la capacité alarmante des médias à dicter la doxa.
Certes, la série possède des mérites artistiques. Sa mise en scène est impressionnante, avec un seul plan-séquence par épisode, ce qui crée une dynamique irrésistible et une tension oppressante. Le jeu des comédiens est remarquable, notamment celui de Stephen Graham, également co-auteur du scénario, dans le rôle du père.
Seulement, ce ne sont pas les qualités esthétiques de la série qui ont provoqué des discussions sans fin et poussé le Premier ministre Keir Starmer à demander qu’elle soit visionnée dans les écoles, comme si c’était un film éducatif. Encore une fois, Adolescence n’est pas un documentaire, n’en déplaise au Premier ministre. Peu importe : pour lui la série a juste ce qu’il faut de vraisemblance pour être exploitée à des fins de propagande.
En effet, il s’agit bien de produire un bouc émissaire, de désigner un coupable idéal qui serait le grand responsable de la violence contemporaine, et de détourner l’attention générale des vraies causes. La forme de radicalisation en ligne la plus dangereuse, nous dit cette série, n’est pas l’islamisme, ni même l’extrême droite en tant que telle, mais la manosphère, ce discours issu de la sous-culture numérique, où les hommes parlent entre eux des injustices et impostures du féminisme et se demandent comment ils peuvent réagir. Cette sous-culture existe bien et prend, il est vrai, assez souvent des accents extrémistes. Mais elle est aussi, et tout autant, un exutoire pour les pères divorcés et les garçons frustrés. Pourtant, les autorités la réduisent à un foyer de virilité toxique et de simple misogynie.
Le côté extrémiste et inacceptable de la manosphère s’incarne dans la figure controversée du célèbre influenceur Andrew Tate. Cet ancien champion de kick-boxing, dont les vidéos en ligne attirent des millions de followers, a été accusé de promouvoir une idéologie haineuse et de s’engager dans des projets douteux à la Trump comme des universités en ligne et des cryptomonnaies. Aujourd’hui, il est inculpé pour viol et traite d’êtres humains en bande organisée. Pour de nombreux jeunes hommes, qui se sentent marginalisés, la manière – extrême et inacceptable – dont Tate incarne et prône une masculinité décomplexée est très séduisante. Les autorités en ont fait le bouc émissaire idéal pour faire oublier leurs erreurs et leur complaisance.
Et c’est ainsi que le spectacle d’un meurtre fictif raccordé à un phénomène de société bien réel a permis non seulement de condamner le phénomène en question, mais aussi de justifier la forme de censure et de contrôle des réseaux sociaux que les gouvernements successifs essaient d’imposer depuis des années.
Une fiction Netflix
Ce constat est d’autant plus exaspérant qu’Adolescence a été inspiré par une véritable affaire judiciaire qui n’a rien à voir avec Tate et la manosphère. Il s’agit d’un meurtre commis par Hassan Sentamu, un jeune de 17 ans d’origine ougandaise, qui, en 2023, a poignardé à mort une fille de 15 ans lors d’une dispute à propos d’un ours en peluche devant un centre commercial dans le sud de Londres.
Ce crime est si différent de celui raconté dans Adolescence que la série Netflix constitue une véritable calomnie par rapport au type de famille représenté. Les politiques et commentateurs qui voient dans Adolescence un reflet fidèle de la vie réelle sont totalement à côté de la plaque. Heureusement, le public britannique a très vite compris qu’il y avait anguille sous roche, et à chaque article dans les médias assurant qu’il faut prendre au sérieux la menace suggérée par la série correspond un post sur les réseaux sociaux affirmant qu’on se moque de nous.
Pourtant, on continuera à instrumentaliser Adolescence pour réguler plus strictement le Web. Au Royaume-Uni, presque tous les partis politiques sont d’accord à ce sujet. Il y a deux ans, c’est un gouvernement conservateur qui a instrumentalisé l’assassinat du député David Amess par un islamiste fou en 2021 pour promulguer une loi sur la sécurité en ligne. La mort d’Amess n’avait pourtant rien à voir avec les réseaux sociaux. De la même façon, depuis les émeutes qui, l’été dernier, ont été déclenchées par la tuerie de Southport, le gouvernement travailliste essaie d’étouffer tout débat sur l’immigration de masse, les droits des trans ou le maintien de l’ordre à deux vitesses.
Pendant tout ce temps, on ignore les vrais problèmes auxquels les jeunes hommes font face : l’isolement, la dépréciation de la culture masculine traditionnelle, le déclin des industries manufacturières. Sans parler du décrochage scolaire des garçons par rapport aux filles et la diminution du niveau de testostérone qui ressort des études de santé publique. Pour les autorités, il semble plus urgent de limiter la liberté d’expression en ligne que de s’attaquer sérieusement à ces problèmes. Certes, il y a des forces qui tendent à radicaliser les jeunes au Royaume-Uni, mais elles ne se réduisent pas à une seule sous-culture en ligne.
Netflix n’est évidemment pas le lieu pour traiter de ces questions profondes. C’est une plateforme de divertissement, qui préfère se focaliser sur des récits simplistes et des personnages stéréotypés. Or, pour comprendre et soutenir les jeunes hommes mal à l’aise dans la société, nous n’avons pas besoin de boucs émissaires, mais d’une approche constructive. Ce n’est pas Netflix qui nous la fournira.
Imaginez un instant que les plateformes de streaming fassent volte-face et choisissent de célébrer la virilité positive au lieu de la vilipender. Ce cas a existé autrefois, quand Hollywood mettait en avant la résilience, l’ingéniosité et la camaraderie de héros masculins qui ne doutaient jamais de rien. Les films de guerre classiques montraient des hommes qui travaillaient ensemble pour surmonter les difficultés et qui découvraient ainsi la fraternité d’armes. De même, dans les années 1960 et 1970, le cinéma défendait la figure de l’individu contre les systèmes oppressifs, avec des films anti-autoritaires comme Luke la main froide et Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ces œuvres comprenaient le rebelle comme il aimerait être compris, et ne se laissaient pas impressionner par les garçons souffrant d’un léger trouble déficit de l’attention avec hyperactivité.
Je suis sans doute nostalgique des séries télévisées qui mettaient en scène des hommes imparfaits mais héroïques, faisant de leur mieux et triomphant de l’adversité, plutôt que de pleurer en silence dans leur chambre de banlieue. Je parie que ces séries sauvaient beaucoup de jeunes hommes, leur procurant un sentiment de fierté, au lieu de les réprimander pour leur temps passé devant les écrans.
Le recours croissant aux récits médiatiques pour façonner l’opinion publique, souvent au détriment de la vérité, est contre-productif. Comme l’a averti George Orwell dans 1984, ce n’est qu’en s’accrochant à des vérités fondamentales – comme le simple fait que deux plus deux font quatre – que l’on peut affirmer son indépendance, son esprit critique et résister à la manipulation des puissants – qui aimeraient tant nous maintenir tous dans un état d’adolescence permanente.
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