Langues régionales : le "tout-français" et ses contradictions
Que les âmes sensibles arrêtent dès à présent leur lecture, car la phrase qui suit pourrait provoquer chez elles un arrêt cardiaque. Vous êtes prêt ? Donc, voici : historiquement, la France est un pays multilingue. Ça va ? Personne n’a été obligé d’appeler les pompiers ? Alors ajoutons aussitôt cette précision capitale : la France est un pays multilingue qui s’emploie à toute force à devenir un pays monolingue. Une démarche empreinte de contradictions, comme vous allez pouvoir le constater.
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Un livre entier serait nécessaire pour illustrer l’hostilité profonde de l’Etat à l’égard du breton, de l’occitan, du normand ou des langues ultramarines. Aussi vais-je me contenter de rappeler ici l’essentiel, en m’inspirant des travaux du linguiste Michel Launey (1) :
1794 : Robespierre rédige un décret stipulant que tout fonctionnaire ayant recours à une langue autre que le français sera "condamné à six mois d’emprisonnement et destitué".
1882 : à une époque où la moitié environ des Français s’expriment dans une langue dite régionale, les lois Ferry les ignorent et font du français la seule langue de l’école et de la réussite sociale.
1999 : le Conseil constitutionnel juge contraire à la Loi fondamentale la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
2001 : le Conseil d’Etat refuse le financement sur fonds publics des écoles Diwan, dans lesquelles les cours ont lieu majoritairement en breton.
2006 : le Conseil d’Etat interdit aux élus de l’assemblée de Polynésie de s’exprimer soit en français soit dans une langue polynésienne.
2021 : le Conseil constitutionnel censure l’article de la loi Molac autorisant l’enseignement des langues régionales de manière immersive à l’école publique.
2024 : le gouvernement refuse d’accorder un statut de co-officialité à la langue corse en Corse et au créole martiniquais en Martinique.
Plusieurs de ces décisions s’appuient sur l’article 2 de la Constitution introduit en 1992 : "La langue de la République est le français". Article, je ne cesse de le rappeler, qui avait été voté avec pour seul objectif de s’opposer à l’anglais et assorti de l’engagement solennel de n’être jamais utilisé contre les langues dites régionales. Quoi qu’il en soit, le résultat est là : si l’alsacien, le catalan, le créole réunionnais et les autres restent autorisés dans la sphère privée, ils n’ont quasiment aucun droit dans la sphère publique. Or, tous les linguistes le savent : une langue exclue de l’école, de l’administration, des entreprises, des grands médias et des assemblées politiques est condamnée à la disparition.
Où se trouvent les contradictions, me direz-vous ? J’y viens. Pour justifier cet ostracisme, le Conseil constitutionnel explique ceci : accepter de telles dispositions reviendrait à accorder des "droits spécifiques à des "groupes" de locuteurs, ce qui menacerait notamment "l’unicité du peuple français". Un raisonnement doublement sujet à caution. D’une part, plusieurs spécialistes de droit constitutionnel estiment qu’il ne tient pas juridiquement (voir l’article "L’étrange sagesse du Conseil constitutionnel"). D’autre part, et surtout, "il se trouve que, dans d’autres domaines, des spécificités bien plus gênantes sont tolérées en fonction de critères géographiques, religieux ou ethniques", comme le remarque Michel Launey. Et de citer notamment les exemples suivants :
- L’Alsace-Moselle dispose d’un régime spécial de Sécurité sociale dérogatoire, hérité de la domination allemande.
- Dans la même région, malgré la loi de 1905 sur la laïcité, les prêtres, les pasteurs et les rabbins sont payés par l’Etat.
- L’Outre-mer bénéficie d’un régime fiscal particulier.
- A Wallis-et-Futuna, notre République tolère sans difficultés la présence de trois… rois !
- Tout récemment, l’instauration d’une "double nationalité" a été envisagée pour les citoyens de Nouvelle-Calédonie.
Verdict ? Ces spécificités ont beau concerner des domaines aussi sensibles que la protection sociale, la laïcité, la fiscalité, le régime politique et l’identité nationale, elles ne sont jamais considérées comme dangereuses pour "l'unicité du peuple français". Force est donc de constater que c’est surtout vis-à-vis de ses langues minoritaires que la France affiche une hostilité constante et refuse toute "spécificité".
Ce n’est pas tout. Deux autres contradictions sont relevées par la constitutionnaliste Véronique Bertile :
1) La France ne reconnaît pas les langues régionales dans la sphère publique par crainte du "communautarisme", c’est-à-dire une forme de repli sur soi basée sur un critère linguistique… Or, c’est exactement la démarche qu'elle suit au niveau national ! Notre pays défend en effet une approche "communautariste" de la Nation, définie par la langue française. En clair : elle refuse à d’autres ce qu’elle fait elle-même.
2) La France se veut "le pays des droits de l’Homme" ? Le monolinguisme d’Etat nie les droits fondamentaux des citoyens français qui ont pour langue première une langue régionale en refusant à leurs locuteurs aussi bien la liberté d’expression que le droit à la santé (dans les hôpitaux, par exemple).
Il fut une époque, pourtant, où l’on a su raisonner différemment. Au XVIe siècle, rappelle Michel Launey, plusieurs érudits considéraient notre pluralité culturelle comme un atout, y compris pour la langue nationale. Du Bellay, en particulier, plaidait pour que le français s’inspire des autres langues de notre pays. "Je veux que tu recherches […] les mots des dialectes de notre langue, comme sont ceux de la Gascogne, de la Picardie, de la Normandie, et des autres provinces de ce royaume, et que tu les mettes en lumière, non pas comme mots étrangers, mais comme mots aussi naturels à notre langue que les autres." (Défense et illustration de la langue française, chapitre IX).
C’est à partir du XVIIe siècle que le regard porté par les "élites" sur l’auvergnat, le breton ou le flamand a commencé à changer. Sous Louis XIII, et plus encore sous Louis XIV, le français de l’Ile-de-France a été privilégié, et plus exactement l’une de ces variantes, celle de "la partie la plus saine de la Cour" (Vaugelas). Peu à peu s’est ainsi développée une forme de fanatisme linguistique présentant la langue nationale comme "supérieure" à partir d’"arguments" d’une grande faiblesse intellectuelle (voir l’article "Le français est-il vraiment une langue claire ?").
On me reprochera d'avoir l'esprit sarcastique, mais n'est-il pas curieux que ces raisonnements inspirés de l’Ancien Régime aient aujourd’hui encore leurs partisans au sein des plus hautes instances de la République ?
(1) Voir la conférence de Michel Launey "Les contradictions de l’idéal monolingue français" et son ouvrage La République et ses langues, par Michel Launey. Editions Raisons d’agir.
DU COTE DE LA LANGUE FRANCAISE
Le Québec veut défendre la langue française dans les modèles d’Intelligence artificielle
C’est un défi majeur qu’entend relever le Québec : défendre la place de la langue française dans les grands modèles d’intelligence artificielle dominés par l’anglais. Un objectif majeur pour cette province francophone d’Amérique du Nord, mais aussi pour l’ensemble de la francophonie.
Le déclin du français au Luxembourg contesté
Voilà quelques semaines, le français était présenté comme une langue qui "se porte mal" au Luxembourg par l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (Asti). Une vision contestée par plusieurs observateurs du Grand-Duché.
Formidable mouvement littéraire que l’Ouvroir de littérature potentielle, fondé par Raymond Queneau en 1960 et plus connu sous son acronyme Oulipo. Son principe ? Une écriture sous contraintes favorisant la découverte de nouvelles formes de langage. Cet ouvrage rassemble les actes du colloque qui lui a été consacré en 2023.
L’Oulipo Générations. Sous la direction de Marc Lapprand, Dominique Raymond, Christophe Reig et Alain Schnaffer. Editions Classiques Garnier
Retrouvons-nous pour parler d’anglicimes à Paris…
Je présenterai mon dernier livre "C’est quoi déjà le mot en français ? Les anglicismes et nous" ce jeudi 27 novembre à 19 heures à Paris. Rendez-vous à la librairie La Manoeuvre, 58 rue de la Roquette.
C’est quoi déjà le mot en français ? Les anglicismes et nous, par Michel Feltin-Palas. Editions Héliopoles
… de langues de France et du monde à Gerzat
J’aurai le plaisir de participer ce dimanche 30 novembre au salon du livre d’histoire de Gerzat (Puy-de-Dôme). J’y animerai de 14 heures à 15 heures un quiz ludique intitulé "Ce que l’on ne vous a jamais dit pas sur la langue française, les langues régionales et les langues du monde."
Quatrième salon du livre d’histoire de Gerzat, salle Le Galion. Du samedi 29 novembre 10 heures au dimanche 30 novembre 17 heures. Entrée gratuite
DU COTE DES AUTRES LANGUES DE FRANCE
L’Alsace se dote d’un outil pour développer l’alsacien
79 % de locuteurs chez les plus de 65 ans, 9 % chez les 18-24 ans. Fort de constat inquiétant, l’Alsace vient de se doter d’un outil de promotion de l’alsacien. L’Office public de la langue alsacienne, lancé le 20 novembre, rassemblera tous les acteurs engagés sur ce terrain. Avec un objectif : augmenter de 30 % le nombre de locuteurs réguliers via le développement de crèches bilingues, d’écoles immersives et de cours pour adultes.
Le gallo et la haute Bretagne à l’honneur dans une encyclopédie
Revaloriser la culture de la partie orientale de la région Bretagne, et notamment sa langue, le gallo : c’est ce à quoi s’attache l’encyclopédie consacrée à la Haute Bretagne, qui vient de paraître. "La culture gallèse est moins visibilisée et connue que celle de la Basse Bretagne alors qu’elle est tout aussi respectable et riche", souligne l’agrégé d’histoire Léandre Mandard, qui a codirigé cet ouvrage avec l’historien et académicien Pascal Ory.
Haute Bretagne : l’encyclopédie, sous la direction de Pascal Ory et Léandre Mandard Presses universitaires de Rennes.
Le Tarn-et-Garonne filme les locuteurs de l’occitan
Remarquable initiative du conseil départemental du Tarn-et-Garonne, qui a décidé de filmer plus de 800 locuteurs de l’occitan de ce département. "Ce fonds est un trésor, assure Christian-Pierre Bedel. L’un des artisans de ce projet. Nous transmettons quelque chose de vivant mais menacé. C’est une dimension de l’humanité qui devient accessible".
Un site consacré aux discriminations liées aux accents
Articles, films, chansons, conférences… L’observatoire de la langue occitane a créé un site dédié aux discriminations liées aux accents. Il reproduit notamment ce poème de Michel Zamacoïs, que récitait admirablement Fernandel :
"Et si je vous disais à mon tour, gens du Nord,
Que c’est vous qui pour nous semblez l’avoir très fort. […]
Et que, tout dépendant de la façon de voir,
Ne pas avoir l’accent, pour nous, c’est en avoir…"
Le braille manque d’enseignants
Le code créé par le Français Louis Braille, en 1825, a ouvert la lecture et l’écriture aux aveugles du monde entier et a su s’adapter à l’informatique. Mais il est menacé par la concurrence de l’audio et du numérique, et par le manque d’enseignants.
A ECOUTER
Les animaux ont-ils des accents ?
Oui, affirme ce sujet de France Info, en s’appuyant sur les travaux de scientifiques états-uniens à propos des poissons. On regrettera toutefois dans l’article une certaine confusion entre variété de langages et variété de prononciations.
A REGARDER
Doit-on dire "un" après-midi ou "une" après-midi ?
Les deux sont possibles, explique dans cette vidéo l’excellent youtubeur Etymocurieux. Comme pour les couples "matin/matinée", "soir/soirée", "an/année", tout dépend si l’on pense à un moment précis dans le temps ou à une durée.
