Un an après l’élection de Donald Trump, pourquoi la Bourse américaine est-elle au plus haut ?
Bad news is good news. Cette paradoxale devise rappellerait presque les glaçants oxymores orwelliens - "La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force". C’est pourtant la boussole des marchés financiers depuis plusieurs années. Et avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, elle résonne encore plus fort. Ni les droits de douane à tout va, ni les menaces sur l’indépendance de la Réserve Fédérale, ni même le shutdown - le gel de l’activité des administrations américaines qui a perturbé la publication des données économiques - n’auront réussi à infléchir la tendance : l’indice S & P 500 a atteint de nouveaux records cette année et son gain depuis novembre 2024 dépasse 10 %.
Cette trajectoire n’a certes pas été linéaire. Le "Jour de la Libération", où Donald Trump a dévoilé sa liste de droits de douane prohibitifs – a provoqué une dégringolade historique le 2 avril. Mais la fébrilité n’a été que passagère. Rapidement, le président américain a rétropédalé, ouvrant la voie à la théorie, devenue fameuse, du "TACO". Rien à voir avec un plat mexicain, il s’agit là de l’acronyme de "Trump always chickens out". Autrement dit, Trump finit toujours par reculer.
Une économie plus résiliente que prévu
Wall Street a ainsi appris à naviguer dans le maelström qui règne à Washington. Sa résistance a surtout rappelé un principe fondamental : le véritable moteur du marché n’est pas l’actualité elle-même, mais surtout la manière dont elle se compare aux attentes. Or, sur le plan douanier, le pire a été évité. "Le taux tarifaire moyen à l’entrée des États-Unis s’élève à environ 15-17 %, ce qui est nettement inférieur aux anticipations, relève Joseph Quinlan, responsable de la stratégie de marché chez Bank of America. Suite au 2 avril, le marché s’est recalibré, comprenant que l’administration allait travailler avec les États et les entreprises". Des accords commerciaux ont été conclus, les industriels ont commencé à réorganiser leurs chaînes d’approvisionnement. En définitive, le VIX, l’indice qui mesure le degré d’inquiétude des investisseurs, n’a pas tardé à se stabiliser.
D’autant que, plus largement, la forteresse économique américaine résiste bien mieux que prévu. La croissance est au rendez-vous - le FMI a même relevé à 2 %, en octobre, sa prévision pour 2025. L’inflation, redoutée par nombre d’économistes au début de l’année, reste relativement maîtrisée, à 3 %. Pour cause, les exportateurs étrangers ont rogné sur leurs marges et le surcoût n’est, pour l’instant, que partiellement répercuté aux ménages. "Le consommateur américain – qui représente 70 % du PIB – dépense plus que jamais, observe Joseph Quinlan. Certes, il faut prendre en compte le bruit politique, mais en fin de compte, quand l’économie est forte, les marchés sont forts".
Surtout, un cycle d’investissements massifs s’est enclenché. Contrairement aux attentes, l’incertitude des derniers mois n’a pas paralysé les entreprises. Loin de là. Dopées par une demande colossale pour l’intelligence artificielle et les infrastructures énergétiques, les dépenses en capital explosent. Avec quelques coups de pouces de l’administration Trump sous la forme d’allègements fiscaux et autres mécanismes de soutien à la construction d’usines et à la R & D.
En parallèle, l’intervention publique dans l’économie signe son grand retour, en Amérique comme ailleurs. Et les marchés s’en accommodent bien : depuis la prise de participation de l’État américain au capital d’Intel, le cours du géant des puces a grimpé d’environ 30 %. "Cette opération montre que l’État est prêt à agir pour protéger la souveraineté technologique américaine face à la Chine dans des secteurs stratégiques, poursuit Alexandre Baradez, responsable de l’analyse marchés pour IG France. Mais la médaille a un revers : une forme de surconfiance des marchés, qui pousse certains acteurs à prendre plus de risques qu’ils ne le devraient".
Effervescence autour de l’IA
Des risques qui se concentrent sur la Silicon Valley. Rien ne semble arrêter les Sept Magnifiques - Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, Nvidia et Tesla - dont les multiples de valorisation donnent le tournis. Malgré ces performances exceptionnelles, les investisseurs sont intraitables. Ces dernières semaines, certaines bonnes publications de résultats ont été suivies par des baisses de cours, tant les attentes sont élevées. "Les investisseurs sont très complaisants et ne font pas le tri, achetant toutes les valeurs de la tech, constate Vincent Mortier, directeur des investissements chez Amundi. Or inévitablement, il y aura des gagnants et des perdants, comme pour la bulle Internet des années 2000". Qui se rappelle aujourd’hui de Wanadoo, qui était pourtant valorisé à des niveaux impensables à l’époque ?
Face à cet emballement, certains préfèrent ne pas mettre leurs œufs dans le même panier. Longtemps boudée, l’Europe a retrouvé de l’attrait depuis l’annonce de son plan de réarmement, tout comme certains pays émergents. Les investisseurs se sont aussi tournés vers l’or, qui a atteint des sommets cette année, ainsi que vers d’autres matières premières.
Jusqu’à quand cette euphorie peut-elle durer ? Mi-novembre, le S & P 500 a connu sa pire semaine depuis la débâcle du 2 avril. Il faut dire que les doutes s’accumulent. D’abord, les effets de l’IA sur la productivité restent encore difficiles à quantifier. La capacité de la Chine à proposer une alternative crédible aux modèles de langage américains, comme l’a montré l’épisode Deepseek, demeure une source de préoccupation. Enfin, les fortes imbrications entre ces géants, notamment leurs investissements croisés, soulèvent des craintes d’un possible effet domino.
Une correction imminente ?
Une baisse du marché actions pourrait aussi venir d’un affaiblissement des fondamentaux de l’économie américaine. Car en réalité, celle-ci fonctionne aujourd’hui à deux vitesses : "les ménages américains les plus aisés - ceux qui détiennent des actions, de l’immobilier - ont vu leur patrimoine se renforcer avec la flambée boursière, remarque Alexandre Baradez. Mais à l’autre bout du spectre, les consommateurs plus modestes subissent de plein fouet une inflation autour de 3 % et un marché de l’emploi qui commence à montrer des signes de faiblesse". Une évolution dite en forme de "K", scrutée par les économistes.
De son côté, Nannette Hechler-Fayd’herbe, responsable de la stratégie d’investissement à Lombard Odier, prévient qu’un repli de 5 à 10 % peut arriver à tout moment. Un cadre normal, du point de vue de la volatilité du marché. "Il suffit d’un catalyseur : si, par hasard, les prochaines semaines apportaient des déceptions sur le plan macroéconomique, une telle correction pourrait très bien se produire en janvier, envisage l’experte. On observe souvent, à cette période de l’année, un effet climatique car aux États-Unis, les vagues de froid et les tempêtes de neige perturbent l’activité et faussent temporairement certaines statistiques économiques".
Toutefois Wall Street a ce don de transformer le plomb en or. "De façon contre-intuitive, une détérioration de la conjoncture pourrait constituer une bonne nouvelle pour les marchés : la Fed abaisserait alors ses taux et le gouvernement renforcerait ses mesures de soutien aux entreprises, pointe Vincent Mortier. Même la baisse du dollar, résultant en partie d’une perte de crédibilité budgétaire et des craintes sur l’indépendance de la Fed, a paradoxalement stimulé les profits des entreprises multinationales dont les comptes sont en dollars".
La politique commerciale, enfin, peut encore réserver son lot de surprises. Certes, la Chine a levé ses menaces concernant les terres rares. Mais l’entente reste fragile : rien ne garantit qu’à l’issue de la trêve, l’année prochaine, l’escalade ne reprenne de plus belle. "Le marché boursier n’intègre pas le pire scénario possible : il sait que la dépendance vis-à-vis de la Chine sur les terres rares pourrait devenir un problème mais il choisit, pour l’instant, de ne pas en tenir compte, car les dommages seraient considérables pour les deux parties", décrypte Edward Yardeni. Cet économiste américain, à la tête du cabinet de conseil en investissement Yardeni Research, se montre particulièrement optimiste. Il n’exclut pas que le S & P 500 s’envole jusqu’à 10 000 points - contre environ 6 600 aujourd’hui - et que la tendance haussière se prolonge en 2026, voire encore durant deux ans. Une éternité, dans l’univers de la Bourse.
