Docteur Moebius et Mister Gir: comprendre l'œuvre de Jean Giraud
Paru pour la première fois en 1976 sous un autre titre (Docteur Gir et Mister Moebius), réédité une première fois en 1991 et indisponible depuis, cet ouvrage de référence indispensable à tout amateur de bande dessinée a été complètement retravaillé. Il intègre en effet la retranscription d'une douzaine d'interviews inédites, réalisées avec régularité jusqu'à la mort de Moebius en 2012, mais raccourcit hélas les interviews les plus anciennes réimprimées sous formes d'extraits, officiellement pour éviter répétitions et contradictions. C'est d'autant plus dommage que la contradiction était un trait de caractère de l'insaisissable Jean Giraud.
Pour le plus grand bonheur des amateurs de Moebius, le livre propose aussi de nombreux bonus : dessins, planches inédites, peintures, autoportraits de l'artiste, mais aussi de courtes interviews de proches (scénaristes, collaborateurs, éditeurs, ou membres de sa famille) qui apportent des éclairages différents sur une personnalité complexe.
Dessins (c) Moebius / Casterman
Ce qui frappe à la lecture de ces entretiens passionnants, c'est l'immense franchise avec laquelle Moebius se livre tout au long des trente-cinq ans d'échanges. Il ne se dérobe jamais devant une question embarrassante, et reconnaît ses limites comme ses erreurs: ouvrages bâclés ou réalisés pour des raisons commerciales, recours à des "nègres", échecs artistiques, et même problèmes de sexualité. Plus embarrassant, Jean Giraud se livre sur ses expériences sectaires, avec un regard qui évolue selon l'époque entre naïveté et remords. Car élevé sans père, Jean Giraud a toute sa vie cherché un mentor. Ce fut sa faille, exploitée par plusieurs escrocs. Giraud s'est ainsi perdu pendant six ans avec femme et enfants dans une secte à Tahiti cherchant à entrer en contact avec une civilisation extra-terrestre. Cette expérience un peu triste en dit long sur un artiste profondément mystique, qui toute sa vie fut à la recherche de clés de compréhension du monde. Que ce soit par la marijuana dont il fit un usage intensif, par le chamanisme sous l'influence des écrits de Castaneda, par les tarots de son ami Jodoroswky, ou encore par des obsessions alimentaires comme l'"instinctothérapie" sous l'influence d'un gourou qui fut condamné à 15 ans de prison pour pédophilie (sans que Jean Giraud n'arrive à condamner franchement ses agissements), l'artiste s'est souvent échappé dans des expériences limites, avec lesquelles il ne prendra des distances qu'à partir des années 2000.
Reste que ce goût pour l'ésotérisme et les mystères de l'univers est évidemment une clé de lecture essentielle de l'œuvre de Moebius, dont Le Garage Hermétique ou L'Incal ont parmi tant d'autres chefs d'oeuvre révolutionné la bande dessinée à partir des années 1970, en partie car ces œuvres exploraient des territoires jamais abordés par la bande dessinée. Au même moment pourtant, sous le nom de Jean Giraud, l'artiste continuait la série Blueberry, western au dessin très différent et d'un grand classicisme. "J'aurais pu maintenir le secret, personne n'aurait fait la liaison entre Gir et Moebius. Personne, j'en suis sûr!", revendique d'ailleurs l'artiste dans l'une de ses dernières interviews. Cette schizophrénie, cas unique dans l'histoire de la BD, est d'autant plus spectaculaire qu'il existe plusieurs Moebius dont le style a sans cesse évolué. "A partir du moment où je rentre dans un Moebius, expliquait l'artiste, je suis automatiquement projeté dans un état d'esprit différent. Il y a des Moebius chuchotés, d'autres qui sont chantés, des Moebius solennels, des graves, d'autres plus rares qui sont franchement rigolards."
Dessins (c) Moebius / Casterman
C'est à la fin de sa vie que les styles de Giraud et Moebius se sont unifiés, notamment dans les derniers épisodes -crépusculaires- de Blueberry. Jean Giraud, que j'ai eu la chance immense de connaître, m'avait d'ailleurs confié qu'il caressait le rêve de redessiner les premiers épisodes de Blueberry avec le style de Moebius. Voilà qui aurait été une magnifique manière de boucler une œuvre en accord avec le pseudonyme qu'il s'était choisi, puisqu'un anneau de Moebius est une spirale qui ne connaît ni début ni fin. "Comme je faisais des bandes tordues [ce nom] me convenait parfaitement!" dit-il d'ailleurs avec humour à Numa Sadoul.
Docteur Moebius et Mister Gir aborde tous les épisodes essentiels d'une carrière longue et dense. La rencontre avec Charlier bien sûr, mais aussi le célèbre projet d'adaptation de Dune au cinéma avec Jodorowsky, film avorté qui inspirera le premier Alien de Ridley Scott et la série BD L'Incal. Puis l'installation à Los Angeles en 1985, la collaboration avec Stan Lee pour Marvel (sur Le surfeur d'argent), le travail pour le cinéma (Tron, Abyss, Willow...), ou la série Le Monde d'Edena inspirée par un projet de publicité interne pour Citroën. Toutes ces étapes sont abordées avec la franchise qui caractérisait l'artiste, avouant par exemple en 1975: "Je continue Blueberry à cause du fric".
Dessins (c) Moebius / Casterman
La recherche du style occupe de nombreux développements, occasionnant quelques surprises. "C'est tellement dur à faire du Gir! Je n'ai pas tant de problème avec Moebius" avoue par exemple l'artiste, une réflexion surprenante quand on connaît l'ahurissante complexité de certaines œuvres publiées sous le pseudonyme de Moebius, bien plus baroque mais semble-t-il beaucoup plus libre. On apprend également que toute la saga de L'Incal a été dessinée avec la contrainte de faire une page complète par jour. Une prouesse spectaculaire...
Si les premières interviews sont peut être les plus intéressantes, les dernières sont les plus bouleversantes. Abordant aussi bien des collaborations d'exception (comme celle avec Jiro Taniguchi ou le travail surprenant sur un album de XIII ), que sa dernière série très introspective (la méconnue Inside Moebius, autoéditée sans grand succès), le livre se termine sur la maladie, ce cancer qui emporta l'artiste en quelques années. Le tout dernier dessin publié, autoportrait de Moebius à plusieurs âges dessiné quelques jours ou quelques heures avant sa mort est glaçant, montrant que si Giraud a toujours regardé la vie avec des interrogations, il a affronté la mort en face. Ce dessin au trait si fragile reste longtemps en mémoire et suscite une grande émotion.
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