Peter Stamm: les obsessions d’une jeune cinéaste
Comment saisir toute la vérité d’un écrivain dont on veut faire le portrait dans un documentaire, quand il refuse de livrer ses secrets ?
La trame de L’Heure bleue de Peter Stamm est assez simple : une jeune cinéaste, Andrea, convoque un romancier sur les lieux de son existence, pour faire de lui un portrait plus ou moins fidèle. Il s’appelle Wechsler et son œuvre est derrière lui, mais il n’a rien perdu de son aura, du moins aux yeux d’Andrea, qui ne peut s’empêcher d’être littéralement obnubilée par lui. Cette fascination, comme elle le verra, n’est pas la garantie d’un film documentaire réussi. De plus, Wechsler finit par se montrer rétif au projet, à partir du moment où il comprend qu’il va se dévoiler dangereusement. Alors, il joue les absents, les grands silencieux, attitude qu’adoptent parfois les écrivains qui estiment avoir tout dit dans leurs livres.
Un flux incoercible
Peter Stamm a habilement choisi Andrea pour narratrice de cette histoire. À défaut d’un film, il y aura au moins un livre, sorte de journal intime dans lequel elle parlera de Wechsler. Andrea a, malgré tout, réussi à rencontrer Wechsler à diverses reprises, et a pu recueillir de lui divers apophtegmes, aussi définitifs que désespérés. Comme si l’écrivain voulait persuader à toute force Andrea de choisir un autre sujet : « Je crois, disait Wechsler, comme l’écrit Andrea, que j’ai imaginé que ce film allait me faire découvrir des choses sur moi-même par votre regard sur moi. Mais c’est absurde. » Parfois, ses propos sont plus radicaux encore : « En une heure vous prétendez obtenir quelque chose d’une personne ? dit-il. De toute ma vie je n’y suis jamais arrivé. » Les propos de Wechsler sont désabusés, remplis d’amertume aussi. Cela n’empêche pas Andrea de grappiller tout ce que Wechsler lui confie. Tout ce qui a trait à l’écrivain, sa vie, son œuvre, revient en elle comme un flux « incoercible », pour utiliser un terme propre aux manuels de psychiatrie. Elle rêve de lui, à défaut de pouvoir le filmer : « Wechsler s’approche par derrière, me prend par la taille. C’était un très beau rêve et j’étais merveilleusement heureuse. »
Les paroles ultimes
À lire avec attention de nombreux passages, on se demande si ce personnage de Wechsler n’est pas, pour Peter Stamm, une sorte de double fictionnel un peu fantasmé. Se décrit-il, à travers Wechsler, de manière peut-être trop belle ? Peter Stamm essaie d’éviter ce piège, sans toujours y parvenir. Quand, par exemple, Wechsler meurt à l’improviste, au milieu du roman, c’est pour mieux continuer à vivre dans la mémoire des autres protagonistes, qui n’ont de cesse d’évoquer entre eux le souvenir du grand homme. Le clou de cette longue cérémonie des adieux intervient lorsque Peter Stamm n’hésite pas à mettre dans la bouche de Wechsler quelques inoubliables mots de la fin, juste avant son trépas. Ce sont ces paroles ultimes, a-t-on l’impression, que Peter Stamm aimerait lui-même lâcher, au moment fatal. Ainsi, il fait dire à son écrivain en manque d’inspiration : « J’ai suffisamment écrit. Des dernières paroles ? Si je devais mourir maintenant, je dirais : C’est tout ? Et : Je n’ai pas vraiment tout compris. Et : C’était un peu bruyant. »
Un cri sans écho
Ce qui m’a également intrigué, dans L’Heure bleue, c’est la proximité, plus ou moins appuyée, avec un autre livre, que j’ai lu récemment : Oh, Canada, de l’écrivain américain Russell Banks. Ce dernier y racontait l’agonie, non d’un écrivain, mais d’un cinéaste, qu’une équipe de télévision vient visiter, alors qu’il va bientôt rendre l’âme. Ses dernières paroles, là aussi, seront dûment enregistrées, comme un bilan de sa vie, un testament-confession lancé à ses proches, et sans doute au public. Le roman de Russell Banks est certes d’une plus grande ampleur que celui, plus allusif, de Peter Stamm. Mais, chez chacun, s’exprime un long cri de désespoir, forcément sans écho, dans le désert spirituel actuel. Je pense que Russell Banks a opté pour une forme plus classique, alors que Peter Stamm s’inscrit davantage dans le postmoderne (« La mort ne signifie rien », écrit-il, phrase typique). Tous les deux offrent des formes complémentaires, pourrait-on dire, pour une conclusion similaire.
Un personnage féminin central
Avec cela, l’un des points forts de L’Heure bleue reste sans conteste la manière dont Peter Stamm se glisse dans le personnage de la jeune Andrea, pour le rendre vivant et touchant, malgré tous ses manques. L’échec de son projet sur Wechsler met la cinéaste dans une situation difficile. Il lui faut trouver un travail alimentaire, qu’elle décrit de manière sarcastique, ne s’y adaptant pas du tout. Au fond, malgré ses très nombreuses aventures amoureuses, elle est malheureuse. Surtout, elle s’ennuie : « Je m’ennuie avec moi-même », avoue-t-elle. Elle ajoute : « j’ai l’impression de me réveiller du néant, comme si toute ma vie jusque-là n’avait été qu’un rêve qui se dissout dans la lumière trouble du jour ». Dans toutes ces pages sur Andrea, Peter Stamm excelle à peindre un désœuvrement malheureux. L’Heure bleue redevient alors le roman du vide et de la détresse.
Il incombe à un personnage secondaire d’apporter quelque espoir salvateur à Andrea. Il s’agit de Judith, femme de foi (elle est pasteure), qui fut la maîtresse de Wechsler. Andrea s’est rapprochée d’elle peu à peu, par affinité élective. C’est avec cette femme désormais qu’elle voudrait vivre ‒ et, peut-être, retravailler. La fin ouverte de L’Heure bleue nous laisse sur cette promesse de sérénité retrouvée.
Peter Stamm, L’Heure bleue. Traduit de l’allemand (Suisse) par Pierre Deshusses. Éd. Christian Bourgois.
Russel Banks, Oh, Canada. Traduit de l’américain par Pierre Furlan. Éd. Actes Sud. Vient de reparaître dans la collection de poche « Babel ». L’adaptation de ce roman au cinéma par Paul Schrader sortira prochainement sur les écrans.
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