Yasmina Reza interroge l’étrangeté du monde et des êtres
Notamment dans ses comptes-rendus d’audiences judiciaires, Yasmina Reza parvient brillamment à mettre au jour le caché et le refoulé des individus, et à exprimer l’état des choses même.
Yasmina Reza n’écrit pas seulement pour le théâtre ou le cinéma. La grâce de son écriture, on le sait, s’étend également à des romans, comme Babylone (2016) ou Serge (2021). Son style tout en concision a également fait merveille dans l’un de ses meilleurs livres, L’aube le soir ou la nuit (2007), un reportage consacré à Nicolas Sarkozy. Par ailleurs, et c’est ce qui va nous intéresser aujourd’hui, Yasmina Reza est incontestablement une spécialiste des proses brèves, ainsi que le montre le nouveau livre qu’elle publie en cette rentrée littéraire, et qu’elle a intitulé sobrement Récits de certains faits.
Pour la plupart, ces récits sont probablement des articles parus dans la presse, même si cela n’est pas indiqué. Des articles, précisons-le, rédigés dans une veine pleinement littéraire. Les avoir réunis en un volume leur redonne une dimension inédite et rare, en les isolant d’une actualité confusionniste qui, souvent, noie dans la banalité le fait divers.
Chaque texte de Yasmina Reza, dans Récits de certains faits, est un microroman en puissance, nécessitant de la part du lecteur une certaine vigilance, tant tout ce qui y est décrit le renvoie à sa propre conscience d’être humain.
Les plus faibles
Yasmina Reza s’est tournée, dans ce livre, vers les plus faibles, ceux pour qui la société se montre le plus impitoyable. Elle les a rencontrés au gré de ses visites dans les tribunaux correctionnels ou les cours d’assises. Ils sont dans le box des accusés, peinant à se défendre, porteurs à chaque fois d’une histoire navrante à laquelle ils ne comprennent rien. Yasmina Reza se concentre toujours sur l’essentiel, qu’elle décrit de manière très simple, voire allusive, avec des ellipses qui dramatisent le rendu des audiences. Voici par exemple comment elle dépeint une mère et son fils, dans la salle du tribunal : « Leur immobilité me fait penser à celle des mouettes sur le bassin gelé du jardin du Luxembourg. Identiques aux statuettes couleur de givre, explorant toutes le même vide lointain. » Et puis, au détour d’un paragraphe surgit une formule qui résume toute la détresse de ceux qui sont là, qui attendent sans savoir pourquoi : « Mais que voit-on sans une certitude de sa propre présence au monde ? »
Un sentiment de révolte
L’un des textes les plus terribles de ce livre est celui intitulé « Sylvie W. ». J’ai rarement lu quelque chose d’aussi bouleversant. Il se déroule à la cour d’assises de Dijon. Comparaître pour le crime qu’elle a commis dans un moment de folie provoque chez cette accusée une crise psychotique, qui la fera interner sur-le-champ. Yasmina Reza pointe du doigt les parents, avec une irritation qui va de pair avec un sentiment de révolte : « Qu’attendent-ils, seuls, recroquevillés sur eux-mêmes, ignorants ou voulant ignorer l’étendue du désastre qu’ils ont provoqué ? » Dans un autre texte, sur l’affaire très médiatisée de Jonathann Daval, paru je crois dans Libération, Yasmina Reza décortique l’imbroglio psychologique au milieu duquel un accusé, manifestement dépassé par les événements, comme le dirait Nietzsche, subit l’emprise de ses beaux-parents. Elle écrit de ceux-ci, sans concession : « Personne ne s’est offusqué de les voir chaque soir sur les marches du palais commenter l’audience pour les chaînes d’info, étaler leurs doléances et revendications hors tout cadre et toutes règles. » C’est pour de telles réflexions qu’on apprécie Yasmina Reza, qui défend avec une autorité naturelle ceux qui se retrouvent dans « la honte, la crainte, le sentiment d’infériorité ».
Humour juif et autodérision
À côté de ses comptes rendus d’audience, Yasmina Reza a ajouté des textes plus intimes, dans lesquels elle parle d’elle-même, de sa famille, de ses amis. Elle y fait montre d’un même désir de vérité, sans aucune complaisance facile, ne s’épargnant pas, comme si elle n’avait rien à perdre. Toujours chez elle cette ironie profonde mâtinée d’humour juif, avec la part imprévisible d’autodérision et de désespoir. L’auteur dramatique qu’elle est nous parle aussi de théâtre, de quelques metteurs en scène qu’elle apprécie, comme Luc Bondy. Elle caractérise par exemple ce dernier grâce à l’expression « en dessous », expliquant : « c’était exactement dans cet en dessous que je croyais le connaître ». Elle précise : « en dessous de son humour, il y avait une mélancolie particulière, une inquiétude croissante qui étaient sans doute la matière première de son talent ».
Dans ces Récits de certains faits, chaque mot est pesé et il n’y en a aucun d’inutile. Cette rigueur dans la sobriété demande la plus grande dextérité. La plupart du temps, ce que Yasmina Reza relate en si peu de mots parvient à mettre au jour le caché et le refoulé et à exprimer l’état des choses même. Je suis sûr que Récits de certains faits pourrait marquer son époque, comme jadis les Mythologies de Roland Barthes.
Yasmina Reza, Récits de certains faits. Éd. Flammarion. 240 pages.
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