Eleveur ou col blanc: les Mongols tiraillés entre ville et campagne
Dans son appartement de la capitale Oulan-Bator, cette mère de famille de 36 ans sourit en regardant des photos d'elle petite, les joues rougies par le froid pénétrant de l'hiver après une chevauchée dans les immenses prairies.
Elle a depuis fait des études en Europe au Luxembourg, décroché un emploi bien payé à mille lieux de celui de ses parents éleveurs, élevé son enfant en ville.
Depuis des millénaires, les Mongols vivent de la terre, avec leur bétail, dans des yourtes (tentes rondes faites d'une ossature en bois démontable recouverte de feutre) qu'ils emballent et déballent au fil de leurs déplacements au rythme des saisons.
Selon la Banque mondiale, un quart environ des 3,4 millions d'habitants de Mongolie vivent encore ainsi.
Mais des centaines de milliers d'autres ont quitté la campagne ces deux dernières décennies pour s'installer à Oulan-Bator - où vit aujourd'hui la moitié de la population mongole.
Pour nombre d'enfants d'éleveurs, inimaginable de mener comme leurs parents une vie nomade de labeur très physique, perpétuellement confrontés aux éléments dans un pays fait de hautes montagnes et de steppes arides où les températures peuvent atteindre - 40°C en hiver, + 40 en été.
"Ils ont choisi un mode de vie différent, en ville", où ils ont un meilleur accès aux infrastructures modernes, à l'éducation, à la protection sociale, dit Bat-Erdene Khulan à l'AFP.
Rêve brisé
Comme Khorol Enkhtuya, 42 ans, fonctionnaire. Elle est originaire de Bayan-Unjuul, au sud d'Oulan-Bator, et ses parents éleveurs espéraient qu'elle prenne la relève.
Mais elle, lisait dans la yourte "à la lueur de la bougie", raconte-elle dans un café d'Oulan-Bator.
"Je lisais des contes populaires. C'était le seul livre que j'avais et la moitié était déchirée", se remémore-t-elle. "Je n'arrêtais pas de lire et relire la même histoire. Maman s'est dit: +Il faut qu'elle poursuive ses études+".
Ses parents l'envoient étudier à 150 kilomètres de là. Une vie urbaine compliquée au début. Durant ses années d'université, elle doit travailler comme cuisinière, femme de ménage, babysitteur pour payer son loyer, tout en étudiant la nuit.
Mais une chance comparé à toutes ces femmes mongoles qui n'ont pu bénéficier d'une éducation supérieure.
La mère de Khulan, Sanduijav Altakhuyag, 60 ans, explique n'avoir pas pu réaliser ce rêve en raison du tumulte de la transition démocratique en Mongolie au tournant des années 1990.
"Je veux que mes enfants réussissent ce que je n'ai pas réussi", dit-elle.
Au fil des ans, avec son mari, ils se sont rapprochés à une cinquantaine de km de la capitale.
Lorsqu'elle leur rend visite, Bat-Erdene Khulan, jean slim et maquillage léger, aide sa mère à préparer le déjeuner dans la yourte pendant que son jeune fils gambade dans les champs verdoyants.
Dur pour les garçons
La jeune femme se sent privilégiée. "Les garçons, eux, restent dans la steppe pour élever les animaux, tandis que les filles vont dans les villes, étudient et restent y travailler", dit-elle.
Dans cet immense pays d'Asie de l'Est coincé entre Russie et Chine, le fils hérite traditionnellement du bétail et donc de la responsabilité de subvenir aux besoins de sa famille.
Dans la pratique, cela veut souvent dire qu'ils ne peuvent pas faire d'études, poursuit-elle.
C'est le cas de Luvsanbaldan Batsukh, 25 ans, éleveur à Khishig-Undur dans la province de Bulgan (nord).
Il a travaillé deux ans en ville, comme ouvrier du bâtiment. Mais n'a pas aimé.
Aujourd'hui de retour dans la steppe, le jeune homme en "deel" (tenue traditionnelle) qui adore dévaler les collines à cheval, vit avec sa famille dans un petit campement de yourtes loin de tout.
En hiver, quand les températures chutent et que les jours deviennent très courts, la vie devient bien "solitaire", confie-t-il en regardant ses chèvres au pâturage.
Difficile de trouver une épouse prête à vivre ce type d'existence. "Les filles qui ont grandi ici, qui à l'époque s'amusaient dans la rivière, elles ont déménagé en ville et ne veulent plus revenir".
"Très timides"
Gan-Erdene Ganbat, 27 ans, lui place ses espoirs de gloire, de fortune et de mariage dans son cheval, star des courses locales, un peu plus au nord.
"Si tu as juste 1.000 moutons, personne ne te connaît. Mais si tu as un seul cheval, rapide, tu seras connu dans tout le pays !", explique-t-il.
Nombre de ces jeunes éleveurs souffre d'isolement : un cercle social de plus en plus restreint, le sentiment d'être méprisés par des citadins considérés comme arrogants et seulement de rares occasions de rencontrer des femmes, disent-ils.
"Les bergers comme nous sont très timides. On parle aux filles, mais c'est difficile de les attirer", déplore Gan-Erdene Ganbat, chapeau traditionnel sur la tête.
"De nos jours, les femmes ont tendance à faire les choses comme elles le souhaitent et préfèrent la ville", poursuit-il en s'occupant de ses chevaux.
Mais les éleveurs comme lui ne sont pas faits pour cette vie urbaine. "J'ai essayé de travailler en ville, mais j'ai réalisé que je ne pouvais pas".
"Voir du (...) béton à la place de son bétail", c'est difficile pour les éleveurs nomades plus habitués aux grands espaces et à la liberté de la steppe qu'aux barres d'immeubles.
Ras-le-bol
Le quotidien à Oulan-Bator n'est pas évident. Ecoles surpeuplées, embouteillages et environnement bruyant, la ville est régulièrement enveloppée d'un épais voile de pollution.
Aujourd'hui des citadins sont attirés par la vie à la campagne qu'ils estiment meilleure et plus saine - une tendance mondiale que l'on retrouve de la Chine aux Etats-Unis.
Chagdgaa Battsetseg, 41 ans, qui tenait autrefois une entreprise de produits de beauté dans la capitale, a tout plaqué pour vivre de pêche et d'élevage.
"Je suis née et j'ai grandi à Oulan-Bator mais le niveau de pollution y était devenu tellement élevé (...) C'était horrible", raconte-t-elle. "Un jour, j'ai juste décidé de partir vivre à la campagne", poursuit la jeune femme aux ongles faits.
En partageant alors son projet sur les réseaux sociaux, elle découvre stupéfaite l'enthousiasme que cela provoque auprès de ses relations, essentiellement de jeunes citadins: "Il y en a 400 qui voulaient venir avec moi !" Un nouveau groupe sur les réseaux réunit aujourd'hui 17.000 personnes.
"Les gens en ont assez de la vie urbaine", confirme Khurtsbaatar Enkhbilig, 43 ans, qui a pris le temps de préparer sa nouvelle vie à la campagne.
Au début, sa femme ne voulait pas. Après plusieurs repérages et la promesse d'habiter dans une maison en dur raccordée au réseau de distribution d'eau, le couple a franchi le pas.
C'était une "nécessité", glisse-t-il bob sur la tête en posant fièrement avec sa moto tandis que ses centaines de chèvres bêlent à proximité.
Parmi ces néoruraux, certains restent connectés à la vie urbaine. Comme Chimedtseren Uyanga et Battulga Tugsjargal, nés dans les années 1980, qui habitent dans des yourtes mais occupent en distanciel des emplois en ville.
Autrefois éditeur Khurtsbaatar Enkhbilig s'est lui reconverti au métier d'éleveur.
L'intégration n'a pas été simple. Les gens du coin disaient qu'il n'était pas fait pour ce type de travail: "Ils pensaient que je ne tiendrais qu'un an", sourit-il.
Il le concède d'ailleurs. "On repart de zéro (...) C'est comme si tu déménageais à l'étranger".
Entre les nouvelles relations à nouer, le nouvel environnement à apprivoiser, la dépendance à la nature pour le bétail, l'éloignement des hôpitaux, des services sociaux de la ville auquel il faut s'habituer, "il y a des choses à apprendre".
"Mauvaise image"
Pour beaucoup en réalité, le fossé entre ruraux et habitants des villes se creuse.
Pour l'éleveur Gan-Erdene Ganbat les citadins sont des "snobs" qui "ont une mauvaise image" des ruraux.
Cette année, une vague de froid typique de Mongolie, le "dzud" qui gèle les sols et empêche le pâturage, a été particulièrement dévastateur et des millions d'animaux ont péri, faute de nourriture.
Selon l'ONU, le changement climatique augmente la fréquence et l'intensité des dzuds. Mais sur les réseaux sociaux, des citadins ont accusé les éleveurs d'avoir empiré la situation en pratiquant le surpâturage pour gagner plus d'argent.
Les ruraux, eux, "ne comprennent pas que les citadins ont aussi leurs propres problèmes", selon Bat-Erdene Khulan. "On communique dans la même langue, le mongol, mais on ne se comprend pas".