BD: "On a beaucoup à apprendre de quelqu'un qui ferme sa gueule", dit Luz, Fauve d'or 2025
"Un tableau ne peut pas détourner le regard de ce qu'il a en face de lui, il ne peut pas décider comme nous de regarder son nombril et de négocier avec la réalité", observe l'ancien dessinateur de Charlie Hebdo, rencontré par l'AFP dimanche à Angoulême.
Pour le faire parler, Luz a fait du tableau "Deux filles nues", toile expressionniste d'Otto Mueller (1874-1930), son personnage principal, témoin capital et pourtant mutique des périls nazis dans l'Allemagne des années 30.
"En fait, on a beaucoup à apprendre de quelqu'un qui ferme sa gueule. Parce que tout le monde ouvre sa gueule sur tout", lance-t-il derrière ses lunettes fumées, son Fauve d'or du meilleur album à portée de main.
Sous les coups de crayon de Luz, le tableau "Deux filles nues", peint en 1919, voit défiler devant lui les persécutions antijuives des années 30, les spoliations nazies et l'offensive hitlérienne contre "l'art dégénéré", exposé de guingois pour tenter d'effrayer et d'éduquer les masses.
"La passivité du tableau, ça parle beaucoup d'une espèce d'impuissance, ça parle de l'impuissance devant le monde qui passe devant nous et aussi de mon impuissance depuis dix ans", raconte Luz, dont les mots s'entrechoquent souvent avec le traumatisme de l'attentat contre Charlie.
Lui-même y a échappé par le simple fait du hasard (un retard à la conférence de rédaction) et vit, depuis, sous protection policière. "Ça fait dix ans que je me pose la question de la vanité de la vie, grosso modo", souffle-t-il.
"Cycle de la sidération"
S'il pense avoir clos avec "Deux filles nues" un "cycle de la sidération" entamé après l'attaque de janvier 2015, Luz veut aussi faire de cet album, paru aux éditions Albin Michel, un manifeste contre la cécité face aux périls de l'époque.
"On est juste dans un monde où il y a un milliardaire (Elon Musk, NDLR) qui fait des saluts nazis pour commémorer l'arrivée d'un promoteur immobilier à la tête du plus grand pays de la planète", souligne l'auteur-dessinateur que le retour au pouvoir de Donald Trump "obsède".
"J'ai toujours l'impression qu'on a quelques années de retard par rapport aux Américains sur tout: la musique, les choses cool, mais aussi les choses +uncool+".
Selon lui, la montée de l'extrême droite américaine ressemble à l'épidémie de crack qui avait déferlé dans les années 80 aux Etats-Unis avant de gagner l'Europe.
"Dans vingt ans, c'est là chez nous, normalement, c'est comme ça que ça marche", prédit-il, pas totalement rassuré par l'élan politique et citoyen en France qui a empêché l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite en 2024, après la dissolution ratée de juin.
"Je voudrais mentalement qu'on soit prêts à agir. Qu'on commence déjà à agir. Qu'on soit prêts à se manifester plutôt qu'à manifester", souffle-t-il.
Là encore Charlie ressurgit, et avec lui le souvenir de la manifestation de masse qui avait suivi l'attentat. "Tu sais, après la manif du 14 janvier 2015, il y a eu un grand mouvement de solidarité. Et puis finalement, après, tout a disparu".
Même en évoquant ce souvenir, Luz ne perd jamais de vue le questionnement qui irrigue tout le récit des "Deux filles nues": "Qu'est-ce qu'on a vu en fait ce jour-là?", se demande-t-il.
"Moi, j'étais en tête de cortège, donc j'ai rien vu... Nous, on était perdus", dit-il, avant de se reprendre par une pirouette. "Il y avait une crotte de pigeon sur l'épaule de François Hollande, celle-là je me rappelle bien l'avoir vue".