Pourquoi la France avait "tous les moyens" d'empêcher le génocide au Rwanda en 1994 et n'a rien fait
Alors que le Rwanda vient de commémorer le 30e anniversaire du génocide des Tutsi, le travail des historiens permet de mieux comprendre le mécanisme qui y a conduit et « les responsabilités lourdes et accablantes de la France », reconnues en mai 2021 par Emmanuel Macron.
Vincent Duclert, historien et président de la Commission de recherche sur le Rwanda, revient dans un livre essentiel, La France face au génocide des Tutsi : le grand scandale de la Ve République (Tallandier), sur la responsabilité écrasante de Paris et du président François Mitterrand dans les massacres de 1994. Un ouvrage qui plonge aussi dans les racines de la pire tragédie de la fin du siècle dernier.
Le système de racialisation de la population rwandaise mis en place par le colonisateur belge a conduit au génocide. Où en est-on 30 ans après ?
Le travail de réconciliation en cours au Rwanda vise justement à expliquer le génocide et la responsabilité de la racialisation. Précisément pour empêcher le retour de l’idéologie génocidaire. Les catégories Hutu, Tutsi et Twa sont bannies et comme elles étaient artificielles, elles se sont diluées.
Comment les Belges ont-ils procédé pour racialiser le Rwanda ?
Ils ont pris des catégories sociales existantes. Quand vous aviez plus de douze vaches, vous étiez Tutsi et donc d’une classe supérieure, une sorte d’aristocratie. Moins de douze vaches, vous tombiez dans une catégorie moins aisée, les Hutu. Mais l’on pouvait passer d’une catégorie à l’autre. Et puis, vous aviez aussi les Twa, qui étaient les plus pauvres et les plus petits, tout simplement parce que comme ils mangeaient les racines, leur croissance était très faible. Les Belges, poussés par les sciences raciales de l’Europe de l’Entre-deux-guerres, qui étaient une imposture, ont figé ces trois catégories raciales en ethnies et leur ont affecté un type biologique. Les Tutsi vont donc devoir correspondre à des personnes élancées au nez fin, la peau parfois un peu plus claire. Au sein d’une même famille, les Belges décideront même qu’untel sera Tutsi, qu’un autre sera Hutu. Cette fabrication des ethnies, inscrites dans l’état civil, contredit absolument ce qu’est le Rwanda : un seul peuple, avec une seule langue, une seule religion (catholique), un seul territoire, une seule culture.
Quelle arrière-pensée politique y avait-il derrière cette racialisation ?
L’idée était aussi de constituer une élite minoritaire, les Tutsi, en charge de l’administration de la colonie. Or, à la fin des années 1950, les Tutsi, qui sont aussi les plus éduqués, revendiquent l’indépendance. Et pour ne pas perdre leur mainmise, les Belges lâchent les Tutsi au profit des Hutu qui se lancent en 1959 dans une révolution sociale. Celle-ci est en fait une révolution raciale qui vise à se venger des Tutsi et à les massacrer. D’où les premiers massacres extrêmement organisés de la Toussaint 1959 qui provoquent un premier exode dans les pays limitrophes. Ces massacres se poursuivront quasiment chaque année. En 1964, le prix Nobel de littérature Bertrand Russel dénonce déjà un génocide en cours contre les Tutsi qui ne cesseront dès lors d’être persécutés par ce que l’on appelle le peuple majoritaire jusqu’au dénouement macabre de 1994. Et c’est bien cette racialisation, synonyme de déshumanisation et même d’animalisation de la minorité, qui permet le processus génocidaire.
Après avoir remis en mai 2021 au président Macron le rapport qui met en lumière « les responsabilités lourdes et accablantes de la France », votre nouveau livre va plus loin dans le décryptage de l’implication de Paris…
En 1973, le coup d’État d’Habyarimana amène une dictature extrêmement structurée et militarisée avec un parti unique. C’est ce régime à la fois raciste, corrompu et violent que la France va soutenir très fortement dès 1982 à la faveur d’un voyage de Mitterrand à Kigali. De là va naître une relation personnelle entre les deux présidents.
Pourquoi Paris s’engage à ce point en faveur du régime rwandais ?
La France s’attache progressivement au Rwanda au point de nouer une alliance stratégique inconditionnelle. C’est en 1990 que les choses s’accélèrent. Mitterrand, qui était très attaché à l’Afrique et un grand colonisateur sous la IVe République, voit un impératif de puissance et de rayonnement dans le fait de conserver un empire. Un empire qu’il pense menacé par le péril américain, d’où la nécessité de le renforcer avec des pays n’appartenant pas aux anciennes colonies françaises. C’est donc le Zaïre, le Burundi et le Rwanda, d’autant plus qu’Habyarimana lui explique qu’il sera la vitrine de la démocratisation sur le continent noir, appelée de ses vœux par le président français lors de son discours de La Baule. Ce qui est faux. Il y a aussi la défense de la francophonie. Toute cette stratégie éminemment personnelle est conduite depuis l’Élysée au mépris de la Constitution qui prévoit que le gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation.
En quoi, la France s’est rendue complice du génocide ?
Entre octobre 1990 et décembre 1993, la France est massivement présente au Rwanda sur un plan militaire et financier. Plein d’informations remontent sur le fait que le régime prépare, notamment avec ses factions les plus extrémistes, le génocide. Et rien n’est fait pour l’empêcher alors qu’à l’époque Paris en a tous les moyens.
Que se passe-t-il à partir du 7 avril 1994, début du génocide qui fera 1 million de morts en 100 jours ?
Nous sommes en période de cohabitation en France et deux politiques s’affrontent. L’Élysée fait tout pour que le FPR (Front patriotique rwandais) ne gagne pas et que le régime d’Habyarimana ne s’écroule pas. Même si ce dernier commet un génocide. Cette question disparaît complètement de l’horizon mitterrandien.
Du côté du gouvernement, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, reconnaît le génocide le 16 mai 1994. Le Premier ministre Édouard Balladur impose sa vision de massacres indistincts et la nécessité pour la France d’agir. Mais ce n’est pas à la hauteur de la situation. Le mandat de l’Onu pour l’opération Turquoise stipule d’ailleurs l’arrêt des massacres et non du génocide.
Propos recueillis par Dominique Diogon