La comparaison avec Mbappé vaut-elle pour justifier le gros "salaire" de Carlos Tavares, patron de Stellantis ?
Justifier les millions d’euros des grands patrons par les millions d’euros des meilleurs footballeurs ? D’aucuns l’ont fait. Mais, même pour Carlos Tavares, la comparaison ne tient pas vraiment la route…
La feuille de route est simple : ça roule pour Stellantis, ça roule pour Carlos Tavares !Le quatrième, en volume, constructeur automobile mondial s’enorgueillit d’un nouveau bénéfice record, en 2023, de 18,6 milliards d’euros et près de 6,4 millions de véhicules vendus dans le monde. Concomitamment, la rémunération annuelle de son directeur général – en hausse de 56 % – monte en puissance, atteignant 36,5 millions d’euros en 2023. Les actionnaires l’ont validée mardi à 70,2% des voix.
« Tavares, c’est vraiment le Mbappé de l’automobile », avait lancé, l’an passé, l’ancien président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, pour justifier le haut niveau de rémunération de Carlos Tavarès.
« La valeur ajoutée d’un footballeur comme Mbappé paraît évidente dans la mesure où, à lui seul, il peut faire basculer un match, conçoit Hervé Joly, directeur de recherche CNRS en histoire contemporaine au laboratoire Triangle (université de Lyon). La rareté de son talent se mesure également à sa cote sur le marché des transferts. Et le retour sur investissement est palpable : stade plein, sponsors, médias, vente de maillots, etc. En revanche, aussi exceptionnelles qu’elles soient, les qualités d’un grand patron ne sont pas aussi rares que celles d’un footballeur ou d’un artiste. Un haut dirigeant occupe une fonction et dispose de nombreux collaborateurs. D’autres ont occupée cette fonction avant lui, d’autres l’occuperont après lui. »
Taille de l’entreprise« Et, poursuit le chercheur, si Carlos Tavarès a porté, en 2021, la fusion des groupes Peugeot-Citroën et Fiat-Chrysler, il n’a pas révolutionné le secteur automobile comme avait pu le faire, ailleurs, en son temps, le baron Bic avec le stylo jetable ou Jean Mantelet avec le moulin à légumes de Moulinex… »Reste l’idée que le talent d’un grand patron a un prix, fût-il exorbitant, qui se mesure notamment à la taille de l’entreprise. « Que le débauchage des grands patrons à l’image des meilleurs footballeurs soit à l’origine de la hausse continue de leurs rémunérations supposerait un marché tout aussi concurrentiel, doute Hervé Joly. Le marché des grands patrons offre moins d’opportunités. Carlos Tavares a rebondi d’un groupe automobile à un autre. Par ailleurs, même si les multinationales se sont davantage internationalisées, une logique nationale semble persister quant à la désignation des dirigeants. Les sportifs en général et les footballeurs en particulier s’exportent plus. Il y a peu de grands patrons français outre-Atlantique. Car la promotion des hauts dirigeants dépend de qualités individuelles, mais aussi de leur réseau et des aubaines. »
Leurs émoluments importants ne seraient-ils pas, dès lors, moins le produit d’une forte concurrence que d’une entente tacite ? « Les rémunérations des grands patrons sont attribuées par des entreprises qu’ils dirigent, des conseils d’administration qu’ils président parfois et où siègent d’autres patrons qui ne peuvent que trouver normal de gagner autant… »
TransparenceCes rémunérations sont aussi le marqueur d’un monde qui a changé d’époque. « Dans les années 1980, l’économie s’est financiarisée, rappelle l’historien. S’en est suivi un emballement des rémunérations des grands patrons, réparties plus ou moins pour moitié entre part fixe et part variable liée aux résultats. Dans les années 1990, la transparence a été imposée aux entreprises cotées en bourse. »« D’aucuns, pointe-t-il, estiment que de rendre publiques les rémunérations des grands patrons aurait eu un effet inverse à celui escompté. Car les afficher élevées dirait la bonne santé de l’entreprise et permettrait aux grands patrons de se jauger. »
« Si vous estimez que ce n’est pas acceptable, faites une loi et modifiez la loi, je la respecterai », a plaidé hier Carlos Tavares un rien bravache? ; sans risque surtout : « Les actionnaires, soulève Hervé Joly, sont libres d’accorder ou pas les rémunérations demandées pour les dirigeants qui gèrent leurs intérêts. Dans le secteur public, un plafond a été fixé à 450.000 euros bruts par an. C’est ce que perçoivent les patrons d’EDF ou de la SNCF. Ils gagneraient jusqu’à six ou sept fois plus dans le privé. L’actuel pdg d’EDF, Luc Rémont, a toutefois quitté le comité exécutif de Schneider Electric pour EDF. Comme quoi l’argent ne fait pas tout… »
(*) ex aequo avec l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi
Jérôme Pilleyre
Lire. Hervé Joly, Diriger une grande entreprise au XXe siècle : l’élite industrielle française, Presses universitaires François-Rabelais, 2013, 22 euros