"Ce boycott, ça me soulage" : pourquoi les enseignants disent non aux évaluations standardisées
Professeur des écoles en CP en Seine-Saint-Denis, Cécile se dit "soulagée". Elle ne fait pas passer cette semaine les évaluations standardisées à sa classe, comme la majorité de ses collègues. "Ce boycott, c'est une décision que l'on a prise collectivement à la rentrée. L'an dernier, je les avais faites passer à contrecœur", explique l'enseignante. Ses critiques ? Les évaluations standardisées comporteraient "des items à côté, voire en dehors des programmes. Par exemple, on évalue dès le début de CP l'addition et la soustraction : or, ce n'est pas vu en grande section. Il y a des questions pièges sur la compréhension, aussi."
Huit jours après la rentrée scolaire, trois syndicats d'enseignants appellent à faire grève ce mardi 10 septembre dans les écoles. Motif ? Les évaluations standardisées, qui débutent cette semaine dans les classes du CP au CM2. “Si l’évaluation est une pratique courante et nécessaire pour les enseignantes et enseignants, les évaluations standardisées imposées par le ministère ne permettent pas de répondre aux difficultés réelles des élèves, car elles ne renseignent pas l’enseignant·e sur les mécanismes qui font obstacle aux apprentissages", tancent la FSU-SNUipp, la CGT Educ’action et SUD éducation dans un communiqué ce lundi 9 septembre 2024.
Éloignées des pratiques de classeCes syndicats d'enseignants assurent que "de nombreuses recherches en sciences de l’éducation ont montré que les évaluations bénéfiques aux apprentissages des élèves sont celles que les enseignantes et enseignants construisent eux-mêmes dans leur classe. Les évaluations uniformisées du ministère, au contraire, sont éloignées des pratiques de classe et ont un effet de stigmate sur les élèves." Plus largement, cet appel au boycott des évaluations standardisées s’inscrit dans une volonté de maintenir “la pression contre la volonté politique d’imposer le Choc des savoirs et ses mesures rétrogrades (nouveaux programmes, labellisation des manuels…) tout en exigeant toujours leur abrogation complète.”
Cette hostilité aux évaluations standardisées n'est pas neuve. En 2013, la professeure de philosophie Angélique del Rey, dans son livre La Tyrannie de l’évaluation (La Découverte, 2013), s'attaquait déjà au fondement idéologique des évaluations. "Interrogez les enseignants sur le terrain : ils vous diront que ce qui marche, ce sont des évaluations adaptées au profil de la classe, à l’évolution pédagogique de l’enseignant, bref, pensées et construites par l’enseignant ou par l’équipe pédagogique. Si c’est vraiment dans l’intérêt de l’élève, pourquoi vouloir imposer des évaluations standardisées ?", écrivait alors la philosophe.
Crainte d'être contrôlésSelon François Dubet, sociologue de l’éducation, il est pourtant "logique" que le ministère veuille évaluer les apprentissages. "C'est quand même utile de savoir ce qui fait que les élèves sont bons, pas bons, ce qui fait varier le niveau, etc., et puis d'avoir un thermomètre". Le chercheur explique l'hostilité d'une partie du corps enseignant par "la crainte diffuse que l'évaluation soit une manière de contrôler le travail des enseignants. Il y a aussi la peur qu'on enseigne finalement pour que les élèves réussissent ces tests. Je n'oublie pas qu'aujourd'hui, en France, on est aussi dans un climat, notamment à l'école, où les gens sont excédés par les réformes, par les contrôles, excédés par la bureaucratisation. Il y a une perte de confiance et une lassitude. Mais sur le principe, je ne vois vraiment pas en quoi l'évaluation pose un problème. C'est même plutôt mieux que l'inspection qui évalue les enseignants : la meilleure façon d'évaluer les enseignants, c'est quand même de savoir ce que font les élèves."
Utile pour les directeursCécile, elle, garde un mauvais souvenir des évaluations de l'an dernier. "Notre école avait eu de mauvais résultats l'an dernier et on s'était fait taper sur les doigts. On a eu envie de progresser et on a changé nos pratiques pour travailler sur les items des évaluations, quitte à délaisser certaines disciplines permettant pourtant d'inclure des élèves en grandes difficultés." La professeure dit également redouter d'arriver dans quelques années à un modèle à l'américaine. "Aux États-Unis, avec la standardisation des évaluations, les enseignants sont rémunérés et affectés en fonction des résultats de leurs élèves aux évaluations. Les bons enseignants vont être dans de bonnes écoles avec de bonnes rémunérations et les autres non. On appelle cela le teach to test ; on délaisse certaines disciplines pour se concentrer sur ce qui est évalué afin d'avoir de meilleurs résultats aux évaluations. C'est une dérive possible."
Un inspecteur de l'Éducation nationale exerçant dans le premier degré, qui a souhaité rester anonyme, dit voir à la fois des avantages et des inconvénients dans ces évaluations standardisées. "Pour moi, il y a une culture locale de l'évaluation qui a vraiment vocation à se développer. C'est-à-dire que les équipes, sous l'égide des directeurs, vont pouvoir suivre les résultats de leurs élèves et en tirer des enseignements pour prioriser leur action dans le cadre du projet d'école. C'est très utile." Avant de mettre en garde contre la systématisation des évaluations. "On reçoit énormément de tableaux, dont certains sont difficilement compréhensibles. Il y a finalement aussi dans le monde enseignant cette crainte légitime d'avoir un pilotage ultra-descendant."
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Dans les collèges et lycées - Les évaluations doivent théoriquement se dérouler du lundi 9 au vendredi 27 septembre. Elles restent obligatoires en sixième et quatrième ; et facultatives en cinquième et troisième.
Nicolas Faucon