200.000 kilomètres de chemins ruraux ont disparu en quelques décennies : comment préserver ce bien commun ?
700.000 à 1 million de kilomètres : c’est la fourchette des estimations du linéaire des chemins ruraux à l’échelle du pays. Pour donner une idée de la densité du maillage de ces chemins « de terre » qui relient, parfois depuis l’Antiquité, fermes, hameaux et bourgs, on peut le comparer au linéaire du réseau routier français bitumé : 1,1 million de kilomètres. La dynamique n’est évidemment pas favorable au chemin rural qui peut finir goudronné ou être purement et simplement effacé en étant intégré dans une parcelle cultivée, un pré, un bois ou un domaine de chasse.Dans son nouvel ouvrage, Agir pour les chemins, l’Auvergnat Bernard Farinelli reprend l’estimation de « 200.000 km de chemins disparus depuis l’Après-Guerre ».
Le principal « prédateur » de sentiers et de chemins creux reste le remembrement, qui a connu son apogée dans les années 1970.
Quelle est la différence entre un sentier, une draille, un chemin vicinal, un chemin carrossable, une voie verte ou un chemin rural ? En ces temps où les usages des espaces naturels donnent lieu à des tensions, il est bon de savoir où l’on met les pieds.
Les ventes de chemins se poursuiventBernard Farinelli n’a pas commis un ouvrage de vulgarisation du Code rural mais un « mode d’emploi », une petite encyclopédie à la croisée des connaissances sur les chemins, objets finalement peu étudiés pour eux-mêmes alors qu’ils véhiculent de nombreux enjeux de société.Depuis leur apparition dans le Code rural, les chemins ruraux souffrent d’une fragilité juridique : ils ne relèvent pas du domaine public (comme les routes communales) mais du domaine privé des communes. Lesquelles ne se sont pas soumises à obligation d’entretien et peuvent vendre des tronçons à des riverains sans autorisation préfectorale.« Les ventes de chemin n’ont pas ralenti, bien au contraire », affirme Charles Péot, le directeur du Codever (Collectif de défense des loisirs verts), organisation qui milite depuis près de quarante ans pour la « libre circulation » dans les espaces naturels .
Connu pour la défense des pratiquants de « tout-terrain » motorisé, le Codever, 3.000 adhérents au niveau national, a élargi son audience ces dernières années auprès d’autres randonneurs (notamment des cavaliers).
Quand la puissante FFRP (Fédération française de randonnée pédestre) pilote le balisage des itinéraires de randonnée, le plus modeste Codever s’est fait connaître par ses printanières « Journées des chemins », une opération qui a célébré ses trente ans cette année. Pas de pots de peintures mais des bénévoles armés de tronçonneuses et de débroussailleuses afin de rouvrir des itinéraires.
Journées des Chemins dans la Creuse débroussaillage des chemins ruraux menacés de disparition, Colondannes, Aux combes de la Cazine. Photo Bruno Barlier
Si les chemins balisés de petite ou grande randonnée (PR ou GR)- inscrits dans les plans départementaux des itinéraires de promenade et de randonnée (PIDPR)- bénéficient en quelque sorte d’une « protection » et sont entretenus par les collectivités, l’« assurance-vie » des chemins ruraux sans grade réside dans leur fréquentation régulière par les agriculteurs ou les forestiers.
Les chemins balisés sont protégés par les collectivités Photo Floris BressyCharles Péot, qui prêche pour sa paroisse, souligne que sur les chemins ruraux les moins fréquentés « les élus ont tendance à interdire le passage des véhicules à moteur alors qu’il vaut mieux un chemin avec deux ornières qu’un chemin où il n’y a plus que les lapins qui puissent circuler».
« Ce n’est pas le passage de cinq marcheurs dans le mois qui peut empêcher l’embroussaillement ».
Les ronces, c’est dissuasif pour la balade et cela mène tout droit à un processus d’aliénation, d’« accaparement » disent les défenseurs de ce patrimoine commun. « Il suffit de mettre un grillage, un panneau, un arbre en travers, si personne ne dit rien, on attend quelques années ; une fois que le chemin est bien bouché, on dit au maire — Tu vois personne ne passe, donc ce chemin je te le rachète — », résume Charles Péot.
Points de crispationLa conflictualité entre la « libre circulation » dans les espaces naturels et la propriété privée ne faiblit pas.
Le Codever est ainsi à la pointe du combat contre la loi Cardoux de 2023 qui ouvre la voie à une pénalisation systématique des simples « écarts » de randonneurs sur une propriété agricole ou forestière. « Cette loi n’est pas encore très connue mais de plus en plus de propriétaires vont s’en emparer », prédit Charles Péot.
Les points de crispation se multiplient, surtout sur les itinéraires de grande randonnée les plus populaires. 27 millions de Français pratiquent la marche dans la nature, 9 millions de plus qu’il y a dix ans, selon une étude de 2021 commandée par la FFRP.
Érosion des sentiers, comportements inadaptés à la vocation pastorale des espaces de montagne sont les corollaires de la surfréquentation. Cette année, sur le volcan du Cantal, des éleveurs ont décidé de mettre fin au « droit de passage » sur leurs estives.
Un paradoxe quand tant d’autres « portes d’entrée » sur le paysage et la nature, comme les définit joliment Bernard Farinelli, se referment par manque de fréquentation.
« On discute beaucoup plus sur les chemins peu fréquentés »
, observe Bernard Farinelli, qui, on le comprend vite en le lisant, ne cherche pas à apporter son caillou à la promotion des itinéraires les plus « instagrammables ». Son approche valorise l’ « emprunt » de chemins qui ne sont pas « prévus pour être consommés. Les gens qui hyperconsomment me fatiguent ».
C’est pourquoi, Bernard Farinelli invite à « animer les chemins ruraux » pour qu’ils vivent. « Habiter le pays, c’est aussi s’investir. Les collectivités ne peuvent pas tout faire à notre place. »Livre. Agir pour les chemins. Par Bernard Farinelli. Editions de Terran. 20 euros.
Julien Rapegno