La chronique du temps présent d'Astrid Eliard : "Tu préfèrerais te faire violer ou être transformée en arbre ?"
Il y a quelques années, un ami artiste m’a offert un dessin « infini ». Ça semble presque magique dit comme ça, et ça l’est, effectivement, parce que, grâce à une mollette fixée sur le cadre, le dessin, réalisé sur un papier ruban, peut défiler à l’infini. Il représente Daphné, cette nymphe malchanceuse qui, poursuivie par Apollon, supplia son père (lui aussi un dieu) de changer son apparence. Le dessin la saisit au moment où des racines lui poussent des orteils et un buisson spectaculaire jaillit de ses bras, de sa tête. Si vous donnez un coup de mollette vers le bas, la chevelure devient feuillage et le feuillage finit par occuper tout l’espace. Coup de mollette vers le haut, on ne voit plus que les racines, mangrove sèche et inquiétante qui se déploie dans le vide.
L'histoire de DaphnéMon ami a représenté Daphné sur un fond noir, si bien qu’on ne voit pas Apollon. Il est pourtant là à cet instant de la métamorphose, il est même tout près : il « sent le cœur qui continue à battre sous la neuve écorce », écrit Ovide. Cette histoire de Daphné m’a toujours fascinée. Je me souviens de ma première rencontre avec elle, – j’avais dix-huit ans, j’étais étudiante en histoire de l’art et on venait de me montrer la sculpture du Bernin, conservée à la Galleria Borghese.
Un viol « acceptable » ?Je me suis posé cette question : tu préfèrerais te faire violer par Apollon (sachant qu’Apollon, c’est pas n’importe qui ; lui-même se présente comme une chouette opportunité : « Jupiter est mon père. C’est grâce à moi que l’avenir, le passé, le présent sont dévoilés. ») ou être transformée en arbre pour le restant de tes jours ?
Pour être tout à fait honnête, je ne pouvais pas m’empêcher de trouver « flatteur » le désir d’un dieu si important, et par extension, son viol « acceptable », alors que toute une éternité à se laisser ébouriffer par le vent, dans une vallée paumée du Péloponnèse… l’enfer.
Mauvais moment, mauvais endroitA l’époque, je me représentais le viol comme un accident. Mauvais moment, mauvais endroit, etc. etc. J’étais à des années lumières d’imaginer que le viol puisse se « cultiver ».
Je ne me souviens même pas avoir été choquée, dans le texte d’Ovide, par l’analogie avec la chasse au gibier pour évoquer la quête amoureuse d’Apollon.
L'effroi de la nympheUne chose, cependant, me surprenait dans la sculpture du Bernin. Le visage du dieu qui contraste avec l’expression d’effroi de la nymphe. Lui n’est pas même essoufflé par la course, il est tranquille, paisible, presque souriant. Il est coiffé comme l’Apollon du Belvédère (son effigie la plus connue) : deux mèches de cheveux coquettement nouées au-dessus du front. Comme quoi on peut être un violeur et rester impeccable. Je me demande comment tout cela va se terminer.
Astrid Eliard
Les chroniques du temps présent s'inscrivent dans la tradition créée par Alexandre Vialatte.