Avec “L’Imposture”, Zadie Smith signe son meilleur roman

En Angleterre, on visite certains lieux sans se douter de leur origine. C’est notamment le cas de la magnifique Tate Britain, un musée fondé par la famille Tate dont la fortune provient de leur plantation de sucre en Jamaïque – c’est-à-dire qu’elle a été accumulée sur le dos d’esclaves noir·es. Quand on lit L’Imposture, qui aborde la question de l’esclavage, ce grand refoulé de l’Angleterre, on se demande comment Zadie Smith, anglo-jamaïcaine, a pu résister aussi longtemps à en parler. Icône “multiculturelle” des lettres anglaises dès l’âge de 25 ans, ce qui l’a d’ailleurs poussée à quitter son pays pour les États-Unis, refusant ce cliché de la récupération, elle est revenue s’y installer au moment même où de jeunes Anglais·es, pendant la pandémie, renversaient les statues d’esclavagistes. Si L’Imposture doit sans doute beaucoup à notre époque, Smith y évolue comme un poisson dans son eau stylistique. Romancière au style plutôt néoréaliste, l’écrivaine n’a jamais été aussi à l’aise que dans cette revisitation du roman victorien – et paradoxalement, ni aussi libre pour expérimenter.

L’Imposture est composé de chapitres très brefs (titrés comme des mini-nouvelles), de va-et-vient temporels, de jeux entre réalité et fiction. Car presque tous les personnages du roman ont existé : William Ainsworth, romancier victorien aujourd’hui (heureusement) tombé dans l’oubli, qui a écrit une foule de romans historiques limite kitsch, dont son best-seller qui s’est plus vendu qu’Oliver Twist ; Eliza Touchet, sa cousine veuve devenue sa gouvernante, venue vivre avec la famille de son cousin qui, au temps de sa splendeur, tenait un salon littéraire. Et en figurant·es de poids : Thackeray, Lady Blessington (qui fut proche de Lord Byron), mais surtout Charles Dickens, souvent décrit à travers les yeux d’Eliza Touchet sous un mauvais jour.

Au milieu du roman, un événement va crever la petite bulle très milieu littéraire XIXe. Le procès Tichborne, avec des personnages qui ont aussi réellement existé, a duré des années et fait grand bruit en Angleterre. Ou l’histoire d’un boucher à l’accent cockney venu d’Australie qui prétendait être Sir Roger Tichnborne, héritier de la famille aristocrate du même nom. Était-il un imposteur ? Le témoignage d’un certain Andrew Bogle, qui fut serviteur dans cette famille, est un élément-clé de ce procès devenu le symbole de la revanche de la working class. Passionnée, comme toute l’Angleterre, par cette affaire, Eliza Touchet se rend à Londres pour suivre chaque audience et prendre des notes. Elle invite même Bogle à déjeuner et celui-ci lui raconte toute son histoire : kidnappé par des Blancs en Afrique, où il est né, il est devenu esclave dans une plantation de sucre en Jamaïque tenue par des Anglais. Hélas, c’est le seul passage un peu fastidieux du livre, cent pages incrustées au chausse-pied, comme si le temps d’un déjeuner suffisait pour dire toute cette histoire.

Au fond, le plus intéressant dans L’Imposture, c’est Eliza Touchet. Si la véritable Touchet est morte en 1869, au moment où s’ouvre le roman de Smith, ce personnage hautement romanesque, qui accompagne par son corps même toutes les mutations de ce siècle aux conventions tellement pesantes, agit comme un révélateur. Trop grande, austère, lesbienne, elle permet à l’écrivaine de tenter une expérience : plonger une femme intelligente dans le bain misogyne du XIXe siècle. Et c’est infernal. Il lui faut sans cesse se dissimuler : reléguer son intelligence aux oubliettes, cacher sa sexualité, vivre aux crochets de son cousin – elle n’apprendra que très tard que feu son mari lui a en fait légué de l’argent –, flatter les écrits de celui-ci alors qu’elle est en fait meilleure écrivaine que lui, enfin, cacher qu’elle écrit. Quand Ainsworth publie un roman dont l’intrigue se passe en Jamaïque, où il n’a jamais été, il tire ses descriptions d’un livre de propagande qui décrit des paysages de carte postale, alors qu’elle, abolitionniste, tient à écrire la vérité du lien entre ces deux îles, l’Angleterre et la Jamaïque, à travers la vraie vie de cet Andrew Bogle. 

Enfin, Eliza Touchet permet à Smith de nous entraîner dans les coulisses de la société victorienne et de révéler l’intimité des Victorien·nes, collets montés et donneur·ses de leçons, mais à la vie sexuelle plus débridée et polyamoureuse qu’on ne le croit. Eliza elle-même couche à la fois avec son cousin William (érotisme ouvertement sadomasochiste) et sa femme Frances (son grand amour). Cette dernière meurt jeune, laissant Eliza inconsolable. Reste l’écriture qui lui permettra de ne plus se cacher et de libérer sa voix. De ne plus accepter de vivre, elle-même, comme une imposture.

L’Imposture de Zadie Smith (Gallimard/“Du monde entier”), traduit de l’anglais par Laetitia Devaux, 544 p., 24,50 €. En librairie.