Sandro Veronesi : “Chaque jour, quelque chose de fasciste est commis en Italie”
Depuis octobre 2022, l’Italie est dirigée par une coalition des droites qui a porté au pouvoir Fratelli d’Italia, un mouvement qualifié de postfasciste, avec à sa tête Giorgia Meloni. Le romancier et scénariste Sandro Veronesi, doublement couronné dans sa carrière par le prix Strega, l’équivalent du Goncourt, ne cache pas son inquiétude. L’auteur du Colibri (Grasset, 2021), qui critique depuis longtemps la droite au pouvoir – pour notamment la fermeture des ports italiens aux migrant·es réclamée par Matteo Salvini –, décrypte ici un système de censure qui ne dit pas son nom, et qui nous glace.
Comment se traduisent les actions du gouvernement de Giorgia Meloni, tout d’abord dans votre environnement ?
Sandro Veronesi – “Chaque jour, quelque chose de fasciste est commis en Italie” Ils ont commencé la conquête des places de pouvoir, en premier lieu la Rai [la télévision publique]. Ils sont en train de tout contrôler, et on a déjà assisté à des épisodes de censure. Trois émissions que Roberto Saviano [auteur de Gomorra (Gallimard)] a réalisées sur la criminalité organisée sont prêtes depuis un an et demi. Elles ne sont pourtant pas contre Meloni, mais il n’est pas possible de les voir car elles ont été conçues par lui. Ils ont aussi censuré une petite intervention d’Antonio Scurati [auteur de M, les derniers jours de l’Europe (Les Arènes)], prévue pour le 25 avril, lors de la commémoration de la libération du pays : il avait écrit un texte commandé par une émission de la Rai, mais comme il attaquait la droite d’aujourd’hui, qui selon lui n’a pas pris assez de distance – et c’est vrai – avec le fascisme, ils ont interdit sa lecture dans le programme. Et il y a aussi ce qui se passe avec la Foire du livre de Francfort cet automne, où l’Italie sera hôte d’honneur. Début juin, ils ont annoncé en conférence de presse le nom des écrivains qui feraient partie de la délégation officielle, or il n’y avait pas Roberto Saviano. Un journaliste allemand a demandé pourquoi. On lui a été répondu qu’on voulait privilégier des auteurs d’œuvres entièrement originales [l’écrivain ayant été accusé d’avoir utilisé sans autorisation des articles de presse pour documenter son dernier roman]. Le lendemain, ils ont changé de version, ils ont dit : “Non ce n’était pas ça, c’est juste que la maison d’édition a oublié de proposer le nom de Saviano.” Ils ont totalement effacé la déclaration de censure faite en conférence de presse, et c’est très grave.
Nous sommes quatre ou cinq auteurs à avoir décidé de ne pas y aller [notamment Paolo Giordano, Emanuele Trevi, Antonio Scurati, Francesco Piccolo]. Ils ont tenté de nous convaincre de changer d’avis, nous avons reçu des pressions. Et ils nous ont fait remarquer que venaient à Francfort beaucoup d’auteurs “non-alignés”, c’est le terme qui a été employé. Non-alignés. S’ils emploient ce terme, ça veut dire qu’ils ont en tête l’idée d’une ligne. J’ai 65 ans, j’ai traversé la démocratie chrétienne, puis Berlusconi, et c’est la première fois que j’entends ça. On peut croire que c’est innocent de parler de non-alignés, mais ça signifie quelque chose pour moi. Bien sûr, ils ne sont pas encore capables d’interdire des œuvres, surtout avec des écrivains qui ont une audience à l’étranger, ce qui est le cas de Saviano ou de moi-même. Et en ce moment, je ne suis pas dans une situation où je risquerais ma vie en discutant avec vous. Mais c’est toute la question : à quel point en sommes-nous ?
Vous êtes aussi scénariste, que se passe-t-il dans le monde du cinéma ?
Je pense que s’ouvre une mauvaise période pour le cinéma italien. Jusqu’à maintenant, des films qui n’étaient pas considérés comme de probables succès commerciaux pouvaient bénéficier d’aides de l’État. Donc ils ont le pouvoir de financer ou non les films. Mais comme en Italie, il y a eu le fascisme, ils doivent toujours nier qu’il y a du fascisme. Ils font des choses, et le jour d’après, ils disent qu’ils ne les ont pas faites. Que c’est une invention de notre part, que nous sommes obsédés par le fascisme. Quelqu’un fait le salut romain, et après il dit qu’il ne l’a pas fait. Chaque jour, quelque chose de fasciste est commis. Dans une petite commune en région, quelqu’un va déclarer que tel sportif noir est un singe, et le lendemain, il niera l’avoir dit. C’est leur méthode. Et ce n’est pas de dire : “Je ne te donne pas l’argent pour faire tes films communistes”, mais : “Non, c’est juste que la demande de subvention n’a pas été bien présentée.”
“Beaucoup de gens, curieusement, continuent à dire qu’il n’y a pas de péril fasciste en Italie. Il y a une sous-estimation du danger”
Quelles sont les réactions ?
Malheureusement, beaucoup de gens, curieusement, continuent à dire qu’il n’y a pas de péril fasciste en Italie. Il y a une sous-estimation du danger. Comme il y a 100 ans, le péril que représentait Mussolini a été sous-évalué par la monarchie et l’Église. Aujourd’hui, le fascisme monte démocratiquement, porté sur la vague d’une haine contre les intellos. Bien entendu, Giorgia Meloni à la réunion du G7 ne va pas faire le salut romain, mais ils attendent. Souvenez-vous de Mars Attacks, le film de Tim Burton : il y a une scène où les aliens détruisent tout avec leurs rayons de la mort, et dans le même temps, ils affirment “On est amis, on est venus en amitié, n’ayez pas peur de nous”. Je crois que c’est leur méthode.
En tant qu’écrivain et scénariste, est-ce que vous travaillez différemment ?
Je n’ai pas subi de censure comme Antonio Scurati ou Roberto Saviano, principalement parce que je ne travaille pas avec la Rai – quand on me le propose, je refuse. Pour le premier, ils n’ont pas dit que son texte était censuré, mais qu’il demandait trop d’argent. Il avait effectivement signé un contrat et devait être payé pour le texte qu’il avait écrit, une situation normale et une somme normale pour quelqu’un qui fait autorité. C’est un auteur de livres sur le fascisme, ce n’est pas un écrivain de gauche mais un professeur d’université. Saviano non plus n’a pas un passé de gauchiste, sa résistance à la criminalité n’était pas idéologisée. La droite a créé des “intellos de gauche” pour discréditer des gens qui ont tout simplement travaillé avec conscience et ont dit ce qu’ils avaient à dire. Pour moi, il n’est pas question d’aller à un endroit pour être payé 500 euros et être décrit comme quelqu’un de cupide. Aussi, personnellement, je ne subis pas de censure, mais à mes yeux, il n’y a pas de différence si ce sont les autres qui la subissent. C’était pareil avec Michela Murgia [féministe et autrice de Accabadora (Seuil)], désormais décédée. Elle était l’une de leur cible. Chaque fois qu’ils attaquaient les intellos, il y avait quelque chose contre elle, même si elle n’avait rien dit. Jusqu’en 2022, je croyais que le berlusconisme était la pire chose qui était arrivée à l’Italie. Mais quand Meloni a été élue, j’ai pensé : “Rendez-moi Berlusconi !” À cette époque, il n’y avait pas ce climat dans lequel nous sommes plongés actuellement. Il pouvait faire certaines choses, notamment acheter les gens, dire “Je suis le patron de Mondadori et je vais publier tes romans” – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle en 1994, j’ai changé de maison d’édition, je ne voulais pas lui donner la possibilité de dire que je vivais grâce à lui, voilà comment ça fonctionnait –, mais maintenant, c’est pire.
“Maintenant, ça va être plus salutaire pour un animateur d’aller travailler pour Canale 5 plutôt qu’à la Rai”
À la Rai, ils ont éconduit des journalistes…
Ça s’est fait doucement, sur un an et demi. Ils ont installé certains dirigeants, qui ont changé des présentateurs et des journalistes. Fabio Fazio animait l’émission culturelle la plus importante d’Italie, mais maintenant, il la produit hors de la chaîne. Ça a été le cas aussi avec Amadeus [acteur et présentateur télé très populaire], qui dirigeait le festival de Sanremo : il ne fait pas de politique, mais en tant que directeur artistique, il a ouvert cet événement aux minorités et aux artistes transgenres – tout simplement parce que la scène musicale est comme ça –, eh bien il a été sorti du festival et ne le dirigera pas l’an prochain. Les personnes remplaçantes ne sont pas compétentes, et les chaînes privées dépassent aujourd’hui la Rai : Canale 5 par exemple [appartenant au groupe Mediaset, créé par Berlusconi] est une chaîne de conservateurs, mais maintenant, ça va être plus salutaire pour un animateur d’aller là-bas plutôt qu’à la Rai, où il y a une pression quand on diffuse quelque chose qui risque d’avoir l’air d’être contre le gouvernement. Chaque jour, quelqu’un abandonne. Et comme ils sont dans l’incapacité de produire des choses importantes, ils sont en train d’accumuler les désastres.
Comment les écrivains, intellectuels et artistes réagissent-ils ?
Parmi les auteurs qui ont été invités à Francfort une discussion est née : y aller ou pas. Je vois que c’est très timide. Nous, à quatre ou cinq, on a déjà décidé de refuser, quand d’autres pensent que c’est mieux d’y aller pour délivrer un témoignage sur la situation en Italie. Sauf que c’est une erreur : il n’y aura pas toute la presse pour attendre la déclaration de tel ou tel auteur, alors que des absences, ça résonnera. À cause de cette sous-évaluation de la situation, on perd du temps, et pour le parti au pouvoir, c’est une conquête : on peut donc accuser Saviano d’avoir plagié puis le nier le lendemain sans que tout le monde se mobilise.
D’où est issu le ministre de la Culture, Gennaro Sangiuliano ?
De la droite extrême, qui vient du fascisme. Il ne pardonne rien et utilise son pouvoir pour faire ce qui lui plaît. L’an passé, à la soirée du prix Strega retransmise à la télé, la présentatrice Geppi Cucciari l’a interviewé chez lui pour lui demander ce qu’il pensait des cinq livres finalistes, puisqu’il était dans le jury. Dans sa réponse, on a compris qu’il ne les avait pas lus, mais il a fini par dire qu’il allait le faire. Elle lui a alors répondu : “Mais monsieur le ministre, c’est fini, c’est la finale ce soir, vous n’avez pas lu les livres alors que vous avez voté.” Elle l’a vraiment mis en difficulté. Aussi, cette année, Geppi Cucciari ne présentera pas cette soirée.
Vous parvenez à écrire dans cette ambiance ?
J’ai beaucoup insisté sur tout ça car vous avez des élections bientôt, mais mes pensées ne se concentrent pas uniquement là-dessus. Je viens de terminer un roman, je suis en train de corriger le manuscrit, il paraîtra à l’automne, et sans doute en 2025 en France. Je dois emmener mon fils à la piscine dans une heure, j’ai une vie normale, mais ma préoccupation est réelle. Si je ne me trompe pas, si mon opinion est juste, alors c’est qu’on n’a pas suffisamment pris la mesure de la situation.
Dernier livre paru : Commandant, de Sandro Veronesi et Edoardo De Angelis (Grasset), traduit de l’italien par Dominique Vittoz, 224 p., 20 €. En librairie.